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Jim Harrison, Un sacré gueuleton

» Si l’on devait m’apprendre que j’allais bientôt passer l’arme à gauche, j’ai souvent pensé que je rejoindrais Lyon pour y manger comme quatre durant un bon mois, après quoi on pourrait me jeter d’une civière dans le Rhône bien-aimé. Peut-être y nagerais-je au fil du courant jusqu’à Arles pour y savourer mon dernier dîner. »

Un très beau cadeau de ma douce, à lire au fil de l'eau, avec une gourde de peau pleine d'aguardiente et quelques grouses sous le bras.

Moi, j'aime Jim Harrison, même quand il n'est plus trop frais. Bon diou, que ce gars devait pouvoir être chiant parfois!

La vie semble me couper le souffle. L'an dernier, à l'âge de soixante-six ans, j'ai gravi une montagne de plus de six mille mètres au Mexique, l'Orizaba, et j'ai dû m'occuper de la cuisine au camp de base situé à quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer, parce que les autres membres de l'expédition étaient des chochottes qui ne mangeaient que des fruits et du muesli. Naturellement, à cette altitude, il est hors de question de faire cuire des soufflés. J'ai donc préparé un ragoût avec un boa constrictor de petite taille mais à la chair bien mûre, accompagné de piments habanero et de courge. Le goût de ce serpent me rappelle celui du chow-chow qu'on m'avait servi dans le nord de la Mongolie et que j'avais ingéré sans savoir de quoi il s'agissait. Je reconnais que ce boa constrictor m'a éloigné des serpents durant toute l'année suivante, malgré ses indéniables qualités aphrodisiaques. J'ai fait l'amour à trois Mexicaines après avoir dansé ce soir-là avec elles aux accents de notre musique intérieure sur un surplomb rocheux dominant un abîme profond de deux kilomètres. À l'aube, je nous ai préparé une omelette de taille moyenne avec les œufs d'un aigle mangeur de singes du coin, en évitant de regarder les embryons roses aux spectaculaires vertus nutritives. Il m'a fallu porter Michael (il prononce son prénom Michel), le poète de l'expédition, jusqu'en bas de la montagne, car il s'était cogné le gros orteil contre un livre qu'on lui avait pourtant interdit d'emporter là-haut. Nous connaissons tous certains demeurés incapables d'aller aux toilettes ou de faire l'amour sans un livre ou un ordinateur portable pour leur tenir compagnie. À mi-chemin de Veracruz, dans un restaurant au toit de chaume nous avons dû attendre trois heures nos tacos, tandis qu'une gamine de douze ans pochait ce que j'ai d'abord pris pour une tête de boa, mais qui était en réalité une langue de bœuf. Tout comme les poissons, les serpents sont meilleurs quand on les cuit frais, et il n'y avait aucune chaîne du froid disponible dans cette région, alors que la langue de bœuf bien salée peut se conserver des semaines, même aux latitudes proches de l'équateur. Pendant que je dormais par terre avec les chiens, Michael a essayé de séduire la gamine. Elle lui a enfoncé un pic à glace dans son orteil enflé, ce qui a entravé la passion sexuelle du poète. Lorsque nous avons atteint Veracruz, j'ai fait quelques kilomètres à la nage dans le port pour inspecter l'hélice d'un cargo grec, m'écartant au dernier moment lorsque le capitaine vindicatif a mis en marche le moteur de douze mille chevaux et fait avancer son rafiot. Quand j'ai rejoint l'Emporio à la nage, j'ai envisagé d'acheter douze mille chevaux, mais mon modeste ranch du Montana couvre seulement quatre hectares.

La malbouffe c'est le mal et, quand on pêche, il est hors de question de baisser sa garde.

À la fin des fins, bien sûr, du strict point de vue de la santé, les fruits, les noix, les poissons, le riz et les haricots sont peut-être meilleurs pour notre organisme que la nourriture vivifiante, mais à ce compte-là nous deviendrions bien vite aussi mous et fragiles que des vers marins albinos, entièrement dénués de tout charisme personnel. Nous nous rappelons tous comment en Irak nos médias nationaux se sont retrouvés coincés dans le cul des militaires, tels des poils incarnés. Notre culture de la consommation, qui est en fait devenue notre culture tout court, a pour objectif de nous piéger sans le moindre oxygène dans son transit intestinal où nous sommes seulement supposés coopérer à notre propre dévoration.

Un certain nombre de médecins se sont étonnés que je sois toujours en vie, mais l'explication est simple : le vin. J'ai commencé mon existence dans un trou sombre et profond, car je suis né et j'ai grandi dans le nord du Michigan, une région qui du point de vue démographique est l'épicentre du cancer de l'estomac des États-Unis. Là-haut, par chez moi, pour ainsi dire, on adore faire frire les aliments et, quand on manque d'ingrédients de base, on fait frire de la friture. À vrai dire, ce sont les Français qui m'ont élevé, même si la minceur de mon portefeuille m'a empêché d'aller là-bas avant l'âge de trente ans. À l'adolescence je me suis mis à aimer et à lire sérieusement de la littérature française ; à dix-neuf ans, à Greenwich Village, je n'allais quand même pas boire de la piquette californienne en lisant Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire. Au lieu de quoi j'ai bu du gros rouge français acheté moins de 2 dollars la bouteille, un nectar légèrement vinaigré mais qui faisait le boulot, lequel consistait à transformer mon cerveau de paysan du Michigan en un tourbillon littéraire.

Le whisky est un célibataire endurci, alors que le vin a une maîtresse, la bouffe.

Oui, ma véritable éducation vient de l'étude de six mille ans de fiction littéraire. Comme l'a dit Andrei Codrescu: « La seule source d'informations fiable, c'est la poésie. » Par ailleurs, j'ai beaucoup voyagé et j'ai vécu dans des endroits assez isolés, vaguement sauvages, où le monde naturel dispense ses leçons avec une franchise brutale et où les médias de masse n'ont pas plus de pouvoir que le pet d'une souris des champs par une nuit venteuse. La fréquentation prolongée de la nature vous procure une sorte de grammatica pardo, une sagesse de la terre.

Le temps que vous passez sur votre portable, vous pourriez le consacrer à faire pousser des légumes et à apprendre à cuisiner. Éteignez vos lampes. Toutes ces lumières électriques réchauffent l'innocente nature. Regardez par le hublot lors d'un vol de nuit : la Terre semble illuminée sans aucune raison valable. Le monde est à court d'eau potable, nous assure-t-on. Quand vous vous servez un verre d'eau, finissez-le, même si pour cela vous devez y ajouter du whisky.

La cuisine devient indissociable de l'existence et permet de garder le moral en cette époque déprimante. Un bon début, et j'en ai offert des dizaines d'exemplaires, est de lire Dad's Own Cookbook de Bob Sloan. Aucune condescendance dans ce livre fondamental. Ne quittez pas d'une semelle tout bon cuisinier que vous rencontrerez. Ils tolèrent en général votre compagnie à condition que vous apportiez du bon vin. Ne soyez pas radin. Quand on possède une grande maison ou une voiture de luxe, il est parfaitement stupide de faire des économies sur les courses et le vin. Pour dire les choses simplement : on peut vivre indéfiniment en se nourrissant de beurre de cacahuètes et de gelée ou de fruits, de noix et de yaourt, mais la nourriture constitue l'une de nos rares dépenses fondamentalement esthétiques, et ce que vous choisissez de manger détermine radicalement la qualité de vos journées. Le nombre de vos repas est limité, et le compte à rebours a commencé. Bougez-vous.

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  • Dernière modification : 2019/01/09 07:08
  • de radeff