François Delpla, Hitler Note Fred Une excellente biographie dépassionnée qui m'a ouvert les yeux sur la ruse adolphienne - et ses clones potentiels, aujourd'hui. Vigilance, y'a du Führer dans l'air! Résumé Le grand nombre d'ouvrages qui ont été consacrés à Hitler pourrait laisser penser que cette première biographie française n'offrira guère de surprise à son lecteur. Or, il n'en est rien, car l'ouvrage de François Delpla innove radicalement, tant par sa méthode que par ses sources.Jusqu'à ce jour, en effet, la personnalité de Hitler avait été noyée sous la noirceur de ses crimes, et cette noirceur avait été projetée sur le moindre de ses actes, afin d'épargner aux historiens un élémentaire travail de lucidité. De vastes machines interprétatives - où le marxisme eut sa part, tout autant que le psychologisme - s'étaient efforcées de voir ses perversions, ou l'histoire lourde dont il n'aurait été que l'expression, plutôt que la cohérence folle de son esprit, de son projet. De fait, la formation d'Adolf Hitler, certes autodidacte, n'était ni nulle, ni insignifiante. Il avait conçu à partir de 1919 un dessein précis, et il le mit en oeuvre avec persévérance et habileté. Il serait bien vain de penser l'hitlérisme en résumant à des truquages grossiers la séduction qu'il exerça... Bref, pour la première fois, cette biographie prend Hitler au sérieux, c'est-à-dire au tragique.Cette biographie est donc un acte de foi dans la dignité de la science historique. Au crible de ses analyses, et comme le note Alexandre Adler dans sa préface, l'histoire de ce terrible épisode n'est pas embellie. Elle est seulement plus solide".Normalien, agrégé d'histoire, François Delpla a d'abord mis en lumière le combat solitaire de Churchill contre Hitler (Churchill et les Français, 1993) avant de concentrer son travail sur le Führer (Montoire, 1995 ; La ruse nazie, 1997). Il a également pris part aux débats sur la Résistance française (Aubrac, les faits et la calomnie, 1997)." Extraits Bref, et allons jusqu'au bout de cette polémique qui va nous ouvrir le champ d'une seconde : Delpla s'inscrit radicalement en faux contre la thèse malhonnête et venimeuse d'Hannah Arendt sur la prétendue « banalité du mal ». Ceux qui traitent les Hitler et les Eichmann de ce monde en pauvres hères, en clochards, assassins mais sans importance, ne cherchent qu'à exonérer la culture allemande d'avoir permis à ce genre de talents très particuliers, mais incontestables, d'y avoir fait souche. Ce « circulez, il n'y a rien à voir » où Pétain devient un pauvre gâteux, Mussolini un amuseur public, le grand Mufti de Jérusalem, un touriste arabe égaré à Berlin, liquéfie le mal comme s'il n'était rien. Sans tomber dans la métaphysique opposée, qui s'appelle le manichéisme, celle où le dieu mauvais possède autant de réalité ontologique que le Dieu créateur – ne serait-il pas plus décent envers les victimes, plus exigeant envers la vérité, de reconnaître que tant d'hommes, de femmes et d'enfants n'ont pas été engloutis dans une farce sinistre ? Il n'y a pas de banalité du mal. Le mal est rare, complexe, impressionnant. Heureusement le Bien, qui est aussi rare et complexe, est plus impressionnant encore. Mais arriver à ce point requiert que l'on dépasse une certaine surdité culturelle. On ne peut faire droit à la puissance civilisatrice du Bien telle qu'elle s'incarne dans la Résistance – en Allemagne comme ailleurs – que si l'on a préalablement bien pris la mesure du Mal à l'œuvre dans cette histoire. La thèse de la banalité du mal entraîne aussi comme une conséquence nécessaire la dévalorisation des héros au nom d'une morale de corps de garde qu'on a vue à l'œuvre dans les tentatives de diffamation de Jean Moulin, Raymond Aubrac ou Arthur London. Et c'est ici que la biographie de Delpla vient à son heure pour permettre de reconsidérer le problème allemand. (16) Hitler n'a pas innové : il a seulement voulu jusqu'au bout, là où d'autres comme le Kronprinz en 1911 – qui écrivait déjà à son père Guillaume II qu'il eût aimé liquider tous les Juifs de son empire avec de la mort-aux-rats – n'en était qu'aux songes d'après-boire. (...) En un mot comme en cent, Hitler avait un programme et il l'avait développé par sa réflexion propre. (24) Cependant, comment ne pas voir que les explications fondées sur le jeu des forces politiques, économiques, sociales et idéologiques sont dans ce cas terriblement limitées, et qu'on est en présence d'une exception radicale ?   Rien ne le montre mieux qu'une comparaison avec son contemporain le plus proche, Benito Mussolini. Voilà bien un tyran humain. Dévoré d'arrivisme, éclectique et flottant dans ses opinions, aimant les femmes et l'argent comme un signe de réussite, soucieux avant tout de parvenir puis de se maintenir au pouvoir, il manipulait pour ce faire un certain nombre de ressorts, bien repérés par lui et repérables par nous, de l'amour-propre italien. Hitler, en regard, est un parangon de vertu. Sobre, incorruptible, il faisait corps avec le peuple qu'il dominait. Il faut encore le démontrer, et on le fera ici : car bien peu, parmi ses adversaires, ont résisté à la tentation d'en rajouter, et de lui prêter en plus de ses crimes réels des vices imaginaires. Les historiens aussi sont des hommes. On est rigoureux, on n'utilise pendant de longues pages que des documents dûment soupesés, et tout d'un coup on s'oublie, on recopie sans examen tel préjugé des brochures antifascistes, telle affirmation gratuite des magistrats de Nuremberg, ou même telle assertion nazie, pourvu qu'elle permette de présenter le personnage sous un jour peu flatteur. Sans souci de la carrière qu'on ouvre aux négationnistes de toute espèce, qui ne font pas de l'histoire mais prospèrent sur les failles des travaux d'autrui. Il ne s'agit pas de nier le délire du chef nazi mais précisément de le cerner, en montrant qu'il cohabite avec un sens aigu du réel, et en traçant au plus près la frontière entre les deux. ... Il ne faut donc pas s'y tromper : en faisant les yeux doux au prolétariat, c'est à la bourgeoisie que Hitler, indirectement, les fait. Il offre ses services, tout en les accablant d'un certain mépris, à ces nantis qui tremblent et ne voient d'autre remède que la répression pour sauver leurs propriétés. Il leur propose de calmer l'ardeur ouvrière à moindres frais, par quelques miettes sociales – il n'est question ici que de l'assurance-vieillesse, un des points du programme de janvier. Hitler se dit volontiers socialiste37, sans éprouver le besoin de coiffer à chaque fois le sulfureux vocable du rassurant « national- » – une habitude qu'il perdra vite et dont rien ne subsistera dans son gros livre. Mais le lieu même de la réunion invite à ne pas prendre trop au sérieux ce socialisme-là. Hitler a beau dire qu'il veut aller d'abord vers les usines, il s'en tient prudemment éloigné et, dès ce moment, laisse les ouvriers venir à lui plus qu'il ne va les débaucher. Voilà qui explique que les organisations socialistes et communistes seront à peine écornées par la montée du nazisme : non que celui-ci soit un mouvement bourgeois ou, comme on le dit encore communément, petit-bourgeois. Mais sa composante ouvrière, dès le début importante, comprend surtout les ouvriers inorganisés et votant volontiers à droite – les hommes d'ordre, assoiffés d'intégration sociale et peu soucieux de s'associer avec leurs frères de misère. ... En l'occurrence, il a monté une opération à grand spectacle11, dans le goût par exemple de la nuit de Cristal, tout en n'apparaissant pas comme son initiateur. L'un des bénéfices est donc de faire croire, une fois encore, que dans sa grande sagesse il modère des subordonnés trop zélés. Mais, si cette opération-là est suspendue, l'absence de toute reculade sur le principe autorise la poursuite discrète de la liquidation des « bouches inutiles », et, bien évidemment, elle se poursuit, notamment dans les camps de concentration. ... Le nazisme est une synthèse, artificielle et logiquement fautive, mais puissante, des principales innovations intellectuelles du XIXe siècle allemand, surtout en sa deuxième moitié, quand l'influence de Schopenhauer domine. Mais ce philosophe est trop gangrené de compassion. On se contentera de lui emprunter la volonté. On se sert de Nietzsche pour donner à cette volonté une valeur positive. Mais contre Nietzsche, pourfendeur d'illusions, on joue Wagner, l'artiste qui crée l'illusion. On fera seulement descendre celle-ci de la scène à la réalité, la volonté se chargeant de créer les conditions matérielles de cette transmutation. Dans la phase descendante, tandis que s'éloignent les triomphes un instant frôlés, la volonté réoccupe progressivement tout l'horizon, et sa permanence garantit l'éternité du projet. ... Ce qu'il y a surtout de curieux dans ce recours au « chaos », c'est le présupposé que les faits sociaux sont naturellement ordonnés, et que le chaos doit être expliqué. Les sciences enseignent plutôt qu'il est originel ! C'est donc l'extrême fragilité des processus démocratiques, en Allemagne et ailleurs, qui doit être au principe de l'explication. La vie est inquiétante, particulièrement pour la créature humaine. Religions et idéologies sont là pour donner du sens - un sens totalitaire dans l'immense majorité des sociétés, jusqu'aujourd'hui. Hors de la croyance commune, point de salut. Le feu purificateur des bûchers n'est jamais loin. Depuis la Renaissance s'imposent peu à peu d'autres normes, tout d'abord en Europe, mais les libérations engendrent une angoisse redoublée et les violences se déchaînent, comme en France au XVIe siècle, en Allemagne pendant la guerre de Trente Ans, ou dans les futurs Etats-Unis avec la chasse aux sorcières. Le socle du nazisme est là. Exclure, hiérarchiser, homogénéiser sont les trois volets d'un projet qui n'a d'autre originalité que sa mise en œuvre, au service d'un projet d'agrandissement territorial, par un idéologue obtus doublé d'un homme d'action pragmatique. ... Ce qui manque peut-être le plus, c'est une synthèse. Certes il faut critiquer ce que les différentes approches ont de réducteur, et qui amène à des formulations clairement fausses. Mais il ne faudrait pas condamner ce qui, dans les livres sérieux, procède d'un effort non dépourvu definesse et d'esprit innovant, pour comprendre un peu mieux les mécanismes d'un bouleversement sans précédent. Je serais tenté de dire qu'avec Hitler, presque tout est vrai. Le bon portrait sera celui qui synthétisera le plus d'aspects à première vue contradictoires. Il faut cependant un principe d'ordre, qui mette certains facteurs au commandement. L'objet Hitler est composite. Mais l'inventaire de ses éléments ne suffit pas à le décrire. Divin avant d'être diabolique, il intègre avant tout la quintessence de l'esprit religieux. ... Il fallait faire un saut. On espère l'avoir réussi. En présentant un Hitler humain, avec des qualités et des défauts en sus de sa folie et de ses crimes, loin d'estomper ces derniers on leur donne, au contraire, tout leur relief. En considérant son humilité, son amour sincère de l'Allemagne, telle du moins qu'il la voyait, et son absence de carriérisme, on comprend non seulement pourquoi il damait le pion à des chefs d'Etat en apparence mieux préparés à leur rôle, mais on met le doigt sur un des principaux défis que la démocratie affronte encore quotidiennement. Son fonctionnement ordinaire aboutissant à des compromis boiteux entre des intérêts nombreux (même s'ils ne sont pas tous dominants), une place reste à la démagogie. Des simplificateurs surgissent périodiquement, polarisant une partie de la masse contre un bouc émissaire facile à identifier et à injurier. S'ils peuvent s'autoriser d'un patriotisme bafoué, ils deviennent de sérieux candidats au pouvoir. Comme ils négligent nombre de problèmes, ils sont également très vulnérables et ne sont réellement dangereux que si leurs vociférations cachent une grande intelligence. Avec Hitler, cette condition a été remplie d'une manière jusqu'ici inédite - parce que son intelligence lui permettait de se dédoubler en permanence pour calculer ses effets, en se mettant à la place de ceux qu'il bernait. Refuser d'analyser de telles personnalités sous prétexte qu'elles incarnent« le mal » et que la description de leurs procédés risquerait de les valoriser, c'est le meilleur moyen de pérenniser leur charme. ... Le terme de « totalitarisme », mis à la mode pendant la guerre froide pour attiser la peur du communisme en l'identifiant au moins partiellement au nazisme, est, de ce point de vue, doublement fautif. D'une part, le communisme, dans son incarnation stalinienne, a toujours ignoré la subtilité, le doigté, la progressivité et les disparités dont a fait preuve, du début à la fin, la répression nazie, et s'est avéré, en temps de paix, infiniment plus sanguinaire. D'autre part, puisque précisément il laissait en liberté nombre d'opposants ou d'indifférents et maintenait beaucoup d'institutions antérieures, tout en les coiffant d'un Führer omnipotent et calculateur, alliant le génie du comédien à celui du metteur en scène, le nazisme est un totalitarisme infiniment plus inquiétant et dégradant qu'un régime bêtement meurtrier, pratiquant la terreur contre ceux qui réfléchissent pour pouvoir s'en dispenser.