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Iouri Bouïda, Voleur, espion et assassin

«Dans la vie, il n'y a pas de tragédies, il y a soit de l'amour, soit le vide. Et pour comprendre la vie des autres, il faut avoir vécu la sienne.» Narrateur dans la plus belle tradition russe, intellectuel averti et fin connaisseur des vicissitudes soviétiques, Iouri Bouïda nous livre avec Voleur, espion et assassin une autobiographie d'envergure.

De son enfance d'après-guerre dans la région de Kaliningrad jusqu'aux premiers bouleversements de la perestroïka, Bouïda n'évoque jamais la violence et la désolation du quotidien sans recours au burlesque : des toilettes gelées, de l'érotisme au milieu de ruines teutoniques et des discours que plus personne n'écoute. Puisque la plupart des autres préfèrent la vodka, notre héros monte rapidement l'échelle sociale. Il devient membre du Parti communiste, rédacteur en chef d'un quotidien au fin fond de la campagne, puis chargé de la communication au comité régional du Parti. C'est l'écriture qui va le sauver, même s'il doit s'y reprendre à plusieurs fois avant de saisir ce que sa grand-mère lui disait avant sa mort : «La liberté, c'est toi. Seulement, n'oublie jamais que la prison aussi, c'est toi.»

Né après la mort de Staline, marqué par un système politique et social en déclin, Bouïda dresse le portrait d'une société aussi défaillante que débrouillarde, aussi cruelle que capable de tendresse. Voleur, espion et assassin nous parle du courage individuel, de l'intégrité malgré tout, et d'une joie de vivre indéfectible.

Source: GALLIMARD

En mai 1970, alors qu’on célébrait les vingt-cinq ans de la victoire et que tous les hommes de la ville étaient ivres morts, j’ai dit quelque chose de méprisant à propos de «ces héros», et grand-mère a fait la remarque suivante: «En Russie, on a toujours eu du respect pour les héros, mais ceux qu’on aime ce sont les justes. Un héros, aujourd’hui, il accomplit un exploit, il sauve des camarades de la mort, il défend sa terre natale, mais quand il rentre à la maison, il bat sa femme et en plus, après, il vole, il ment, il commet des horreurs. Les héros, ce sont des gens d’une seule fois. Le monde repose sur les justes, et pas sur les héros.»

Peu avant sa mort, en réponse à mes péroraisons sur «notre pays sans liberté», elle m’a dit : «La liberté, c’est toi. Seulement, n’oublie jamais que la prison aussi, c’est toi.» Elle n’aimait pas non plus quand on qualifiait quelqu’un de « conscience du peuple ». «La conscience, c’est Dieu à l’intérieur de l’homme. Un peuple, ça n’a pas de conscience, seul un homme a une conscience. C’est par cela que l’homme se distingue de la bête –par la conscience. Mais la conscience du peuple, ça, ça a été inventé par des gens sans conscience.»

(…)

Dans la salle de lecture, il y a les sempiternelles petites vieilles penchées sur des encyclopédies médicales. Je passe derrière le comptoir et je me retrouve dans une forêt de livres. D’étroits passages entre les étagères, personne, le silence, une odeur de papier qui fait tourner la tête. Je suis pris de tremblements. Je sais déjà comment ça s’appelle : je suis sous l’empire de la convoitise. Je choisis vingt à trente livres, je les empile sur le rebord de la fenêtre, je les trie, j’en mets de côté, j’en prends huit avec moi……Chaque semaine, je prenais à la bibliothèque tellement de livres que c’était à peine si j’arrivais à les rapporter à la maison. J’avais envie de tout lire, tout, même les Essais sur l’univers de Vorontsov-Veliaminov, nom de nom!

(…)

Un jour, j'étais à la fenêtre de mon bureau, au premier étage, et je regardais tristement la librairie d'en face. Il était écrit sur la porte : “La valeur d'un livre ne peut se mesurer. Les livres ouvrent les portes sur le monde.” Et dessous, une pancarte avec “Fermez la porte!”.

Excellent bouquin prêté par ma cops I.W. à chaudement recommander: bel équilibre dans le déséquilibre, entre horreur et beauté, élégance et boue, littérature et cornichons, le tout arrosé de pas mal de vodka pour faire passer.

Toute cela est fort russe. Et fort bon.

Et surtout, une ode à ma toxicodépendance majeure: la lecture.

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  • Dernière modification : 2018/11/09 05:33
  • de radeff