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Miljenko Jergovic: Volga, Volga

~~META: date created = 2015-07-01 05:58:00 ~~

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Note de Fred

J'ai dévoré ce bouquin comme un Ćevapčići à l'ajvar brûlant. Miljenko Jergović nous emmêne dans une promenade aux allures tranquilles, dans un véhicule soviétique qui voulait rivaliser avec la puissance américaine. Au premier virage, la violence vous frappe.

Fort.

On y apprend plus sur les crises yougoslaves que dans pas mal d'essais historiques, dans une savante et complexe construction narrative qui entrelace narrateurs et points de vue.

Tous les vendredis, Dželal Pljevljak, chauffeur civil de l’armée, prend le volant de sa Volga, quitte Split, sur la côte dalmate, et se dirige vers Livno, en Bosnie, pour assister à la grande prière de la semaine à la mosquée locale. Le trajet amène ce grand solitaire à revisiter son passé tout en tentant d’apaiser son âme. Mais un soupçon apparaît bien vite : si Dželal nous raconte sa vie sans discontinuer, est-ce pour essayer de tout dire ou plutôt pour faire barrage à des souvenirs douloureux et d’autant plus tenaces ?

On retrouve dans Volga, Volga l’oeil acéré et la verve impitoyable de l’auteur de Buick Riviera et de Freelander, deux autres romans mettant en scène des hommes et leur voiture, mais le ton semble ici plus élégiaque, presque recueilli, comme si, cherchant de la poésie dans le trivial, Jergović composait sa Pavane pour un homme ordinaire. Ce qui impressionne, pourtant, ce qui emporte, c’est moins la violence toujours en embuscade dans une région malmenée que le riche contraste formel à l’oeuvre entre l’intimité profonde, envoûtante, de la voix de Dželal, et la partie centrale, plus documentaire et impersonnelle. Les deux s’enchevêtrent, se contredisent et tissent ensemble une magnifique leçon sur la dignité de l’homme.

SOUS L'ARBRE ZAQQÛM

Je m'appelle Dželal Pljevljak. Ça fait trente-cinq ans que je travaille pour l'armée en tant qu'employé civil. Hier, le colonel Uzelac m'a fait venir dans son bureau, il m'a proposé un café et il m'a demandé si j'avais l'intention de prendre ma retraite. Ils m'ont compté mes annuités comme si j'étais un officier en activité, adjudant première classe, pour être précis. Il y a longtemps que j'aurais dû prendre ma retraite.

Tu aurais déjà pu retourner dans le Sandjak, dans ton village, t'asseoir devant ta maison et te régaler à admirer tes pruniers. C'est ça qu'il m'a dit, tout en me regardant du coin de l'oeil, attentif à ma réponse. J'ai dit : Je n'ai pas de pruniers, mon colonel, et je n'ai pas de maison non plus, ma maison, je l'ai cédée à mon frère Ragib qui a déménagé il y a trois ans et qui l'a laissée à ses fils. Eux, je ne les ai pas vus depuis plus de vingt ans, en réalité depuis que je ne suis pas revenu dans le Sandjak, ce qui me fait dire que je n'ai plus ni Sandjak, ni maison, ni pruniers.

Il m'a regardé en hochant la tête comme s'il avait un grand malade en face de lui. Qu'est-ce qu'on va faire de toi alors, mon compatriote, m'a-t-il dit et il s'est mis à tapoter sur mon dossier avec son stylo-plume qui crachotait des gouttelettes d'encre. Elles maculaient mon carnet de service et mes évaluations que j'avais apportées quinze ans plus tôt de Bajka Voda. À l'époque, c'est le major Terzić qui les avait cachetées et, conformément au règlement, je n'ai jamais su ce qu'elles contenaient. Je regardais l'encre tomber sur les feuilles écrites à la main, qui rendait le texte parfaitement illisible.

C'aurait dû me faire ni chaud ni froid, et pourtant. Je voulais demander au colonel d'arrêter de jouer avec sa plume mais je n'y arrivais pas, ça ne se faisait pas, et je me suis contenté de fixer cette pointe dorée en espérant qu'il s'en rendrait compte et qu'il arrêterait.

Alors, on fait quoi ? a-t-il fini par dire. Si ce n'est pas trop vous demander, je lui ai répondu, laissez-moi travailler encore un an. Oui, mais à condition que tu règles tes affaires d'ici le printemps, que tu ailles dans le Sandjak voir tes neveux, que tu leur expliques la situation et qu'ils te laissent un bout de terre, pour que tu puisses construire ta maison et planter tes pruniers. Comme ça, d'ici un an, tu pourras t'y installer et attendre tranquillement le printemps pour tailler tes jeunes pruniers pour la première fois. C'est compris, Dželal ? J'ai dit : C'est compris, et je vous remercie, mon colonel, je ne suis pas près d'oublier ce que vous faites pour moi. En effet, tu ferais mieux de ne pas oublier. Si toi, tu l'oublies, alors on est vraiment foutu, les gens perdent la tête, ils ont l'air d'avoir tout oublié, tout ce qui s'est passé et tout ce qui n'aurait jamais dû se passer.

C'est ce qu'il m'a dit avant que je me lève pour partir. Et qu'est-ce qu'on fait alors ? m'a-t-il redemandé avant que je sorte de son bureau. Rien, ai-je dit, demain, c'est vendredi. Et le jour du Nouvel An. Alors, bonne nouvelle année, Dželal ! Vous aussi, mon colonel. Sur ces mots, on a pris congé.

C'est la troisième année que nous avons la même conversation. Le colonel Uzelac me dit que le temps est venu pour moi de prendre ma retraite. Il me demande pour mes pruniers et pour ma maison dans le Sandjak et moi, je n'aime pas mentir, je lui réponds honnêtement que je ne possède rien. Il hoche la tête comme si j'avais une maladie grave et me concède encore un an, à condition que je fasse construire une maison et que je plante des pruniers. Je le regarde et je me demande s'il a oublié ce qu'il m'a dit l'année dernière ou s'il fait semblant de l'avoir oublié. Je préférerais qu'il fasse semblant, sinon ça veut dire que je lui ai menti et que cette année aussi j'ai commis un péché. Comment savoir ?

Il est encore tôt, six heures, le jour ne s'est pas encore levé, mais je dois me mettre en route.

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  • de radeff