L'UTILISATION RATIONNELLE DE L'ENERGIE

1ère partie
LITTERATURE
Lu jadis
Jacques Ellul, La technique, enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954, 399 p.

     Publié il y a bientôt 40 ans, cet ouvrage n'en reste pas moins actuel autant par le sujet traité que par la profondeur de l'analyse. A la différence de certains auteurs (Ducassé, Oldham) qui assimilent et  réduisent la technique à son aspect le plus impressionnant et le plus évident, en  l'occurrence la machine, Ellul considère la technique dans une acception plus large: c'est l'ensemble des moyens, jugés les plus efficaces à un moment donné, pour atteindre un résultat. Aussi parle-t-il non seulement de la technique mécanique mais également de la technique administrative, juridique, économique, politique, militaire, pédagogique... La  technique recouvre ainsi tous les domaines de l'activité humaine.
     Contrairement à Fourastié, Ellul  estime que la situation de la technique dans la société est fondamentalement différente depuis le l8ème siècle: la technique n'est plus seulement moyen et intermédiaire entre l'homme et le milieu comme dans les civilisations antérieures: la technique a pris corps, elle est devenue réalité par elle-même, indépendante de l'homme. L'évolution de la technique est alors exclusivement causale, perdant toute finalité: la technique se développe non pas en fonction des fins à poursuivre mais en fonction des possibilités existantes de croissance.
     De la technique moderne, Ellul analyse quelques caractéristiques essentielles, à savoir: la rationalité (la  technique est devenue un processus  rationnel, tendant à soumettre au mécanisme ce qui appartient à la spontanéité ou à l’irrationnel); l’artificialité (la technique crée un monde, un système et des moyens artificiels); l'automatisme du choix technique (c'est la technique qui opère ipso facto le choix entre les moyens à utiliser, l'homme n'est absolument plus l'agent du choix, il est dépossédé de son choix); l'auto-accroissement (la technique est arrivée à un tel point d'évolution qu'elle se transforme et progresse sans intervention décisive de l'homme, elle s'engendre elle-même); l'unicité ou l'insécabilité de la technique (le phénomène technique, englobant les différentes techniques, forme un tout qu'il est impossible de dissocier de façon à garder ce qui est bien et à écarter ce qui est mal. Il n'y a rigoureusement aucune différence entre la technique et son usage).

suite:
     Ellul étudie également d'autres caractéristiques tout aussi importantes que les précédentes: l'autonomie de la technique à l'égard de l'économie, de la politique et de la morale (la technique est devenue une réalité en soi, avec ses lois particulières et ses déterminations propres. L'homme n'a plus les moyens de limiter ou de maîtriser la technique; la technique ne supporte aucune limitation de l'extérieur, aucun jugement moral); l'universalisme technique (l'aire d'action de la technique s'identifie avec le monde. Dans tous les pays, on tend à appliquer les mêmes procédés techniques. Devenue le langage universel, le technique tend à uniformiser toutes les civilisations).
     Si autonome soit-elle, le technique a néanmoins des rapports avec l'économie, l'Etat, l'environnement, l'homme et son travail...
     En accord avec Fourastié, Ellul observe que le progrès technique commande l'évolution économique contemporaine: concentration des capitaux et des entreprises, formation d'une aristocratie des techniciens… Dans ces conditions, la démocratie n'est plus qu'une apparence et l'égalité politique un mythe inatteignable par la technique. Par ailleurs, la structure et le fonctionnement de l'Etat sont modifiés: l'Etat devient dans son ensemble un gigantesque appareil technique (1'Etat technicien), appelé à rationaliser ses systèmes d'administration, de justice, des finances... sur le modèle des grandes entreprises industrielles ou commerciales.
     L'environnement naturel n'est point épargné: il est pénétré par la technique qui l'absorbe et le désintègre, faisant place à un environnement mécanique et artificiel.
     Quant à l'homme, il est professionnellement exclu et déclassé de son travail: la machine automatique élimine et remplace l'homme qui n'a plus qu'à la contrôler et à veiller qu'elle ne se dérègle pas. Réduit au rang d'animal technique, l'homme réalise qu'il n'a pas créé l'instrument de la liberté mais de nouvelles chaînes.
     Ni le supplément d'âme de Bergson, ni les autres remèdes humanistes ou techniques n'arrivent à pallier les inconvénients de la machine: tous les efforts sont rendus vains à chaque nouveau développement mécanique.
     Encerclé par la technique, enfermé dans son oeuvre artificielle, l'homme n'est plus qu'un bloc humain dont toutes les actions sont comptabilisées, schématisées. Quelle terrible condamnation!
Franck Nseka
p.87

D.H. MEADOWS, et al., The Limits to Growth, Washington, Potomac Associates, New York, Universe Books, 1972, 205 p. Trad. fr.: "Rapport sur les limites à la croissance", p.131-304, partie II, in Halte à la croissance?,  Paris, Fayard, coll. "Ecologie", 1972, 314 p.

     Il y a bientôt vingt ans que le Club de Rome lança son retentissant cri d'alarme. En mars 1972, le Club de Rome - fondé en avril 1968 à l'instigation de l'industriel italien Aurelio Peccei (1908-1984) - présenta publiquement le «rapport Meadows» sur Les limites à la croissance, travail commandé en 1970 à Jay Forrester  [auteur de Dynamique mondiale, trad. de l’américain (1971), Presses universitaires de Lyon, 1982] et à son Groupe d'étude de dynamique des systèmes au Massachusetts Institute of Technology  (M.I.T.). Le rapport Meadows (du nom des deux principaux rédacteurs, Donella H. Meadows et son mari Dennis L. Meadows) fit sensation. Choqué, le public réagit vivement, mais les défenseurs de l'establishment réussirent à masquer la gravité de la situation décrite par ce premier rapport au Club de Rome.
     En France, la traduction de The Limits to Growth fut publiée (en juin 1972) dans la collection "Ecologie" (Fayard) dirigée par Armand Petitjean. Halte à la croissance? - titre légitimement contesté - est en fait un ouvrage composé de deux parties bien distinctes; la première est une présentation du Club de Rome par Janine Delaunay; la traduction proprement dite du rapport sur «les limites à la croissance» forme la seconde partie.
     Vingt ans après, ce rapport, qu'on dit démodé, se lit toujours comme un «livre choc». Malgré tous les défauts qu'il contient explicitement ou qu'on lui reproche maladroitement, le rapport Meadows garde toute sa valeur d'avertissement: «Décider de ne rien faire, c'est décider d’accroître le risque d'effondrement» (p.286). Pour nos jeunes étudiants, il constitue un document exceptionnel, d'une grande actualité à la veille de la conférence de Rio sur l'environnement et le développement (juin 1992). Dans la voie ainsi ouverte, de nombreux rapports plus raffinés, plus volumineux, souvent plus pessimistes comme le «Global 2000» (1980), continuèrent d'alimenter le débat. Cette polémique virulente ne ressemble-telle pas à la guerre civile qui opposa en Erewhon, selon Samuel Butler, les pro-machinistes et les anti-machinistes? Dans l'histoire des idées scientifiques, je crois pour ma part que le rapport Meadows peut se comparer avec le De revolutionibus de Copernic ou L'origine des espèces de Darwin.
     «Le livre des limites», comme le désigne Petitjean (voir Quelles limites? Le Club de Rome répond...), frappa comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Informés des travaux récents en écologie globale (soulignant l'impact des activités humaines sur la Biosphère), Peccei et ses collègues du Club de Rome s'étaient donné pour mission de définir une «problématique mondiale» et d'en tirer des leçons pratiques pour intégrer le développement et l'environnement (ce qu'on dit officiellement à présent). Grâce à la méthodologie systémique forgée par Forrester avec l'aide de l'ordinateur, le rapport Meadows proposait un premier «modèle du monde» d'autant plus frappant qu'il était simplifié à l'extrême. Oubliant qu'en science une théorie fausse vaut mieux que pas de théorie du tout, on cria au scandale.

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Trop simpliste! Mais Newton c'était aussi trop simpliste comme «système du monde»! L’hérésie du message principal était sans doute trop évidente: dans un monde fini, il y a des limites à la croissance (indépendamment de la connaissance imparfaite qu'on peut avoir de ces limites).
     Au printemps 1972, il y avait certes déjà une minorité turbulente de Cassandres pour annoncer l'apocalypse écologique, mais la «société de consommation» n'était pas disposée à entendre ces jérémiades. L'univers mythique de la société industrielle avancée était celui de l'âge d'or promis par les économistes et leur dogme de la croissance illimitée. Cette euphorie de «l'ère de la pétro-prospérité» (Louis Puiseux) baignait dans les illusions de l'épistémologie mécaniste et de la conquête de l'espace, stade suprême de la «domination de la nature» et de l'expansion de l'Occident sur le globe. Le choc pétrolier n'avait pas encore eu lieu (octobre 1973). Le monde occidental ne se souciait ni de l'écologie, ni de la crise de l'énergie ni du «destin de la Terre» (J. Schell)!
     Dans le contexte idéologique de l’industrialisme, tous ceux qui n'adhèrent pas au credo de l'optimisme historique issu de la philosophie rationaliste des Lumières sont méprisés comme des ennemis de l'homme, accusés de malthusianisme ou de catastrophisme. Les auteurs (jeunes scientifiques chevronnés) du rapport sur Les limites à la croissance furent traités de tous les noms; «les hurluberlus du MIT» étant encore l'un des plus gentils! A l'encontre du ridicule dont fit preuve à cette occasion la corporation des économistes, il faut relire la prise de position du professeur N. Georgescu-Roegen [dans Demain la décroissance, Favre, Lausanne, 1979], elle est dévastatrice.
     Dans certains milieux, il est en effet vite devenu de bon ton d'affirmer sans autre forme de procès que le rapport du Club de Rome (en fait le premier rapport au Club de Rome!) s'est révélé erroné. Tout aussi erroné que Malthus! A vrai dire, la plupart des personnes qui déclarèrent que le rapport Meadows s'était trompé ne l'ont pas lu attentivement, voire pas lu du tout. Même ceux qui l'ont bien lu devraient le relire, y compris les notes: c'était une remarquable introduction à l'écologie globale de la Biosphère (cf. la référence à l'article de E. Hutchinson, "The Biosphere", Scientific American, septembre 1970, oubliée par la traduction française); on y parlait déjà de la dérive anthropogénique de l'effet de serre (cf. «la courbe de Keeling» p.72 de l'édition originale, absente de la traduction française)!
Le modèle Forrester-Meadows, le premier du genre, était construit pour traiter essentiellement l'évolution dans le temps de quelques paramètres fondamentaux comme la démographie, l'industrialisation, l'épuisement des ressources minérales et la pollution. Toutes ces variables furent critiquées, notamment l'épuisement des ressources naturelles, mais on négligea généralement le fait que c'est l'enchevêtrement de leurs interactions qui provoque tôt ou tard l'effondrement du système global. Contrairement aux mauvaises langues qui les prirent pour des technocrates insensibles, les collaborateurs de Forrester étaient les premiers à nous avertir: le monde actuel est globalement mal développé et la poursuite de ce développemeni est socialement et écologiquement insoutenable!
p.88

     Les principales critiques adressées au travail de l'équipe Meadows reviennent pratiquement toutes à nier cette évidence: nous vivons de et dans la Biosphère de la planète Terre, c'est-à-dire un système clos, alimenté de l'extérieur par l'énergie solaire et dont la stabilité globale est assurée par des cycles biogéochimiques que nos activités économiques, depuis la révolution thermo-industrielle, sont en train de perturber d'une manière inconsidérée[1].
     Vingt ans après, en relisant ce premier rapport au Club de Rome, ce qui me frappe le plus, c'est essentiellement l'objectif qu'il se proposait: «tenter d'améliorer notre représentation mentale des problèmes planétaires à long terme». C'est bien aujourd'hui l'objectif du programme «Global Change» (IGBP) adopté par la coopération scientifique internationale (ICSU). Comme tout modèle scientifique préliminaire, le modèle Forrester-Meadows était, au dire même de ses auteurs, «imparfait, schématique et incomplet». S'il était biaisé, ce n'était nullement par catastrophisme mais bien plutôt, comme le souligna François Meyer (La Surchauffe de la croissance, Paris, Fayard, "Ecologie", 1974), par sous-estimation de la dynamique prétendument exponentielle du modèle. Son mérite était avant tout de produire un diagnostic d'urgence (Meyer parle d'imminence!): la poursuite du style actuel de développement de l'humanité mène, en un temps étonnamment court (moins d'un siècle), à une catastrophe inévitable. N'est-ce pas ce que dit actuellement la communauté scientifique internationale qui se préoccupe de l'évolution de la Biosphère?
Jacques Grinevald
[1] J. GRINEVALD, "L'effet de serre de la Biosphère: de la révolution thermo-industrielle à l'écologie globale", Stratégies énergetiques, Biosphère & Société, 1990, 1, pp. 9-34.
Ivan ILLICH, Energie et équité, Paris, Editions du Seuil, 1973. Seconde édition dans la collection Ol Techno-Critique dirigée par J.-P. Dupuy, au Seuil, 1975 (traduction de l'allemand par Luce Giard), 69 p., avec une annexe de J.-P. Dupuy.

     1973. Année de la Crise mondiale de l'énergie. Le petit livre d'Ivan Illich arrive à point nommé.
     "(...) il faut reconsidérer la réalité que dissimulent les lamentations sur la crise: en fait, l'utilisation de hauts quanta d'énergie a des effets aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi de l'énergie viole la société et détruit la nature."
     On le devine déjà, cet ouvrage ne sera pas un précis d'écologie au sens habituel, qui s'épouvanterait devant les atteintes portées à la nature par les déchets trop nombreux et variés. Laissons cette tâche, nécessaire, à d'autres, puisque les années septante n'en finissent pas de lancer des cris d'alarme.

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Quant à notre auteur, il construit sa critique de notre société qui suremploie l'energie non métabolique, essentiellement en se référant au système de transport motorisé; système qu’il qualifie de monopole social radical dans la mesure ou il a ôté à l'individu la capacité de se déplacer de façon autonome. N'étant plus capable d'utiliser des ressources qui sont siennes, cet individu devient un simple usager, un consommateur ivre de la nouveauté industrielle, que celle-ci se présente sous la forme d'une vitesse ou d'un confort domestique plus élaboré.
     Ivan Illich prend en considération deux dimensions lorsqu'il démantèle la logique de l'ère des transports à grande vitesse: l'asservissement général à l'égard du transport motorisé et la création d'une nouvelle classe, celle des capitalistes de la vitesse, de l'énergie:
     1. Ainsi: "La dépendance forcée à l’égard de l'automobile dénie à une société de vivants cette mobilité dont la mécanisation des transports était le but premier. L'esclavage de la circulation commence." Là où Ivan Illich voit encore plus loin, c'est lorsqu'il qualifie les palliatifs de la crise - n'apportant aucune solution véritable sur le plan des rapports sociaux – de sofismes politiques: “Même si on découvrait une source d'énergie propre et abondante, la consommation massive d'énergie aurait toujours sur le corps social le même effet que l'intoxication par une drogue physiquement inoffensive, mais psychiquement asservissante."
     2. Parmi les individus, qui tous sont asservis, certains arrivent cependant toujours à tirer leur épingle du jeu: d'extrêmes privilèges sont en effet concédés aux plus puissants citoyens, tandis que la grande majorité des individus souffre de vivre dans un environnement qui, jour après jour, est aménagé davantage en fonction de l'automobile et non de l'homme. Comme le dit si bien Ivan Illich, "passé un certain seuil de consommation d'énergie, l'industrie du transport dicte la configuration de l'espace social". Cet espace social destructuré, certains peuvent donc toutefois se permettre de le survoler à grande vitesse...
     Bref: "On néglige en général le fait que l'équité et l'énergie ne peuvent augmenter en harmonie l'une avec l'autre que jusqu'à un certain point. En deçà d'un seuil déterminé d'énergie par tête, les moteurs améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation d'énergie augmente aux dépens de l'équité."
     Le but que s’est fixé Ivan Illich, c'est faire comprendre qu'efficacité et technique pauvre en énergie peuvent aller de pair tout en garantissant une certaine équité énergétique. Pour ce, l’industrie de la circulation, en reprenant notre exemple, devrait s'auto-limiter, fortifiant plutôt que supprimant les forces autonomes de production, soit la capacité innée de se déplacer:
     "(...) il faut déterminer le seuil au-delà duquel l'énergie corrompt, et unir toute la communauté dans un procès politique qui atteigne ce savoir et fonde sur lui une auto-limitation. Parce que ce genre de recherche va à l'opposé des travaux actuels des experts comme des institutions, je lui donne le nom de contre-recherche. 
p.89

Elle compte trois étapes. D'abord la nécessité de limiter la consommation d'énergie par tête doit être reconnue comme un impératif théorique et social. Ensuite il faut déterminer l'intervalle de variation où se situent ces grandeurs critiques Enfin chaque société doit fixer le degré d'injustice, de destruction et d'endoctrinement que ses membres sont prêts à accepter pour le plaisir d'idolâtrer les les machines puissantes et de se plier docilement aux injonctions des experts.”
     A propos, saviez vous que la vitesse généralisée de l'automobile est en général inférieure à celle de la bicyclette?
Laurence Marquis
Ivan ILLICH, La convivialité, Paris, Editions du Seuil, 1973, 158 p. (traduction de Tools for conviviality, New York, collection “World Perspectives" dirigée et présentée par  Ruth Nanda Anshen, 1973).

     Ivan Illitch, né à Vienne en 1926, homme d'église indiscipliné mais généreux, est surtout connu pour avoir fondé, à Cuernavaca, au Mexique, le CIDOC (aujourd'hui dissous), centre interculturel de documentation, dans les années 1960. Cet endroit, à l'origine surtout destiné à offrir la possibilité de s'initier au monde latino-américain, attira de plus en plus d'intellectuels et de militants, se tournant progressivement vers l'analyse critique de la société industrielle. Ivan Illich lui-même est d'ailleurs l'auteur d'une critique du dysfonctionnement des institutions de l'âge industriel. S'attaquant à certaines institutions tabous, comme les institutions médicale ou scolaire, il connaîtra le succès dans le prolongement des années 1968.
     Dans La convivialité, Ivan Illich annonce la couleur d'entrée de jeu:
     "Au long des années qui viennent, j'ai l'intention de travailler à un épilogue de l'âge industriel. Je voudrais tracer le contour des mutations qui affectent le langage, le droit, les mythes et les rites, en cette époque où l'on conditionne hommes et produits. Je voudrais dresser un tableau du déclin du mode industriel de production et de la métamorphose des professions qu'il engendre et nourrit."
     Cet ouvrage phare d'Ivan Illich offre au lecteur un avant-goût, une sorte de synthèse avant l'heure de la plupart des thèmes majeurs abordés dans son oeuvre. La convivialité rassemble en effet un matériau qui reprend les idées principales d'Une société sans école (1971), fait des emprunts à Energie et équité paru la même année, et préfigure déjà la pensée que l'on trouvera dans des ouvrages postérieurs comme Némésis médicale (1975) par exemple. Cette vaste fresque se trouve donc résumée dans un petit livre qui a le grand mérite, comme les autres écrits d'Ivan Illich d'ailleurs, d'être facile d'accès. Chez Ivan Illich, les mots recouvrent leur puissance évocatrice, la polémique sa dimension constructive.
     Dans La convivialité, Ivan Illich nous propose une théorie passionnée de l'aliénation de l'homme moderne à la technique en général et où la conséquence de cet esclavage se traduirait par une perte de contrôle de l'homme sur ses outils et ce, au profit de monopoles sociaux radicaux. 

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A cet égard, Ivan Illich distingue cinq atteintes principales menaçant l'humanité dans sa survie:
1. - "La surcroissance menace le droit de l'homme à s'enraciner dans l'environnement avec lequel il a évolué.
2. L'industrialisation menace le droit de l'homme à l'autonomie dans l'action.
3. La surprogrammation de l'homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité.
4. La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c'est-à-dire à la politique.
5. Le renforcement des mécanismes d'usure menace le droit de l'homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel".
     Ce phénomène de la contreproductivité, qui comprend l'inversion dangereuse des moyens en fins, contitue l’arme principale dela critique illichienne Pour notre auteur en effet, la critique des grandes institutions de la société industrielle, qu'il entreprend avec une farouche détermination, doit obligatoirement mentionner la reconnaissance de leurs effets non voulus, contre-intuitifs et souvent non-maîtrisables; ainsi, plus concrètement, on peut dire que passés certains seuils critiques de développement, la médecine rend malade (cf. les maladies qu'Illich nomme "iatrogènes"), l'école abêtit, le transport immobilise, etc.
     En conséquence, par rapport aux multiples théories de la "crise", Ivan Illich a le grand mérite, affirmons-nous avec J.-P. Dupuy, de révéler que le mal est bien plus profond qu'une simple perte d'efficacité de la "machine capitaliste". En effet, si ces vastes entreprises de biens et  de  services  subissent des "déséconomies d'échelle" en terme d'efficacité, il est encore plus important de se rendre compte que sur le plan des rapports humains, l'effet net de la production hétéronome est véritablement de détruire, de déposséder, de priver de sens.
     Comprenons-nous bien toutefois: Ivan Illich ne refuse pas systématiquement tout progrès technique. Non, ce qu'il met en cause, c'est bien plutôt le rêve de maîtrise totale, le Projet Technicien qui "déconnexe la Totalité de ses parties" et rend les hommes esclaves de leurs outils. Il n'est donc pas possible, si les institutions ne se fixent pas de limites rationnelles de croissance, de penser en terme d’absolue transparence, de parfaite adéquation entre les intentions et les résultats.
     Il faut alors à tout prix nous réaproprier la capacité d'agir avec autonomie et de doter notre environnement de sens. Comme l'affirme Ivan Illich, c'est là le travail que doivent accomplir les hommes en utilisant les procédures juridiques et politiques. En bref, chaque groupe social ou politique devra, après avoir pris conscience des limites naturelles à la croissance, lui fixer des limites culturelles, en procédant selon une démarche qu’Illitch appelle dialectique, fondée sur l'histoire et sur l'acquis de chaque groupe. Le résultat?
     "J'appelle société conviviale une société où l'outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d'un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l'homme contrôle l'outil."
Laurence Marquis
p.90

Jacques ELLUL, Le système technicien, Paris, Calmann-Lèvy, 1977, 361 p.

     Dans ce livre, l'auteur confirme et explicite les thèses soutenues dans son ouvrage de 1954, La technique ou l'enjeu du siècle. Ce qui l'amène à contester la validité des différentes définitions proposées pour qualifier la société actuelle: société industrielle (Raymond ARON), post-industrielle ou industrielle avancée (Daniel Bell, Alain Touraine), tertiaire (Clark et Fourastie), bureaucratique de consommation dirigée (LEFEBVRE)...
     Si exactes soient-elles, ces définitions restent néanmoins partielles car elles ne rendent pas compte de toute la réalité de la société. Pour Ellul, le fait décisif de notre société est le phénomène technique: nous  sommes  dans  une  société technicienne.
     Il nous faut cependant dépasser l'idée de société technicienne car la technique a pris une ampleur et une organisation nouvelles: elle est devenue un système c'est-à-dire un ensemble organisé dont les différentes techniques sont étroitement unies, interdépendantes et obéissent à une régularité commune. Il n'y a donc pas de facteurs techniques épars, insérés dans divers contextes sociaux, politiques, économiques... Chaque élément technique est associé aux autres facteurs techniques formant ainsi un ensemble plus ou moins cohérent, assurément rigoureux. Mais on ne doit pas confondre système technicien et société technicienne: le système existe dans la société, greffé sur elle. Il modèle la société en fonction de ses nécessités, il l'utilise comme support, il en transforme certaines structures.
     Univers des moyens, la technique est devenue le milieu de l'homme: les moyens techniques sont tellement généralisés, multipliés qu'ils ont fini par constituer un nouvel univers, le milieu technicien.
     L'un des aspects essentiels du système technicien est sa spécificité: les techniques ne sont comparables à rien d'autre, ce qui n'est pas technique n'a aucun point commun avec ce qui l'est et par ailleurs il existe des caractéristiques semblables à toutes les techniques. De plus, comme tout système, le monde technique a une certaine propension à une auto-régulation c'est-à-dire à élaborer son propre ordre de développement et de fonctionnement,  indépendant  de l'homme.Cependant, contrairement à d'autres systèmes, il y a absence de processus de rétroaction (feed-back), c'est-à-dire le mécanisme qui intervient pour rectifier une erreur dans le fonctionnement du système en agissant à la source, à l'origine du mouvement: le technicien ne tend pas à se modifier lui-même lorsqu'il développe des nuisances, des encombrements.. il est livré à une croissance pure, il continue à évoluer dans sa propre ligne.
     Dans le système technicien, la création de l’ordinateur a permis à la technique de s'instituer definitivement en système. Dès lors, les différentes parties du système sont reliées par un réseau d'informations Chaque sous-système technique joue un rôle d'émetteur-récepteur d'informations et l'ordinateur intègre les parties des sous-systèmes techniques.
     La compréhension de la technique comme système entraîne une conséquence essentielle: il est absolument inutile d'envisager une technique ou un effet technique séparément.

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Il faut avoir une vue globale du système pour comprendre chaque facteur et pour mesurer la complexité des questions posées par la technique.
     L'un de ces problèmes est la place de l'homme par rapport à la technique, la relation de l'homme avec la technique. L'homme a-t-il encore le pouvoir de choix, de décision, d'orientation à l'égard de la technique?
     Pour Ellul, l'homme d'aujourd'hui n'est pas un sujet indépendant, autonome par rapport à la technique; il est tout entier plongé dans la technique, la technique constitue pour lui un milieu dans lequel il entre et s'insère. Il est modifié, conditionné par la technique qui lui impose ses choix. Il s'agit donc d'un homme technicisé au préalable qui prend ses décisions et opère ses choix en fonction de la technique. De sorte qu'à notre époque on peut tout remettre en question, même Dieu, mais pas le progrès technique sans être qualifié d'antitechnique.
Franck Nseka

Armand PETITJEAN, éd., Quelles limites? Le Club de Rome répond..., Seuil, "Equilibres", Paris, 1974, 188p.

     Le formidable tollé provoqué par la publication du premier rapport au Club de Rome ne doit pas faire oublier la controverse qui s'ensuivit, et qui n'est toujours pas terminée. Persuadé que le Club de Rome (le rapport Meadows plus précisément) s'est trompé, on oublie l'importante littérature du débat post-Meadows; comme si la réplique du Club de Rome à ses critiques n'existait pas! Or, en France, celle-ci a été publiée dans un livre remarquable (quoique peu remarqué!) édité, avec une importante introduction («La pensée des limites») - qui reste un morceau d'anthologie - par Armand Petitjean, philosophe et écrivain à qui la réflexion sur l'écologie, au sens le plus profond du terme, doit beaucoup. Il est vrai que depuis la mort d'Aurelio Peccei, son père fondateur, le Club de Rome, qui existe toujours, semble bien avoir terminé sa mission. Autre bonne raison pour lui rendre hommage!
     D'autres équipes de recherches ont pris le relais… pour dire sensiblement la même chose. Hélas, depuis 1972, la situation mondiale ne s'est guère améliorée. Dans le monde des idées, systématiquement déformée par les médias au profit de l'idéologie dominante, la bataille entre les «pessimistes» (ceux qui croient aux limites) et les «optimistes» (ceux qui n'y croient pas) n'a pas cessé.
     Les arguments méritent d'être examinés de près. La controverse s'est d'ailleurs amplifiée dans les années 80 avec de nouvelles découvertes dramatiques comme le «trou d'ozone» de la stratosphère ou l'accélération de la déforestation tropicale. Malgré cela, curieusement, le débat reste pour l'essentiel celui que le Club de Rome réussit à lancer en 1972. En bref, puisque nous n'avons pas la place de les résumer ici, je recommande vivement l'étude des textes rassemblés par Armand Petitjean, ils forment ensemble une analyse globale de notre crise écologique d'une rare densité et d'une réelle perspicacité.

Jacques Grinevald
p.91

François MEYER[1], La surchauffe de la croissance, Collection Ecologie, Fayard, Paris, 1974, 140 p.

     Dans cet ouvrage, l'auteur reprend des thèses qu'il avait déjà énoncées en 1947 dans L'accélération évolutive ainsi qu'en 1954 dans Problématique de l'évolution. La Surchauffe de la croissance est une réplique au Rapport Meadows, c'est-à-dire au premier Rapport au club de Rome, publié en 1972, et plus encore à ceux qui l'ont critiqué comme indûment alarmiste. Ce livre constitue une référence fondamentale pour comprendre la dynamique de l'évolution qui jouit d'un statut autonome dans la réflexion de l'auteur, ce dernier n'abordant pas, sauf à titre de prédictions ou de perspectives futures, les effets des choix humains sur l'évolution.
     Toute la démarche de Meyer, marquée au sceau de l'interdisciplinarité, consiste à tenter d'expliquer l'évolution humaine, dont la caractéristique dynamique serait celle d'une croissance en perpétuelle accélération. Outre le fait qu'elle place son auteur dans une position inconfortable au sein du monde académique, scientifique ou philosophique, où la reconnaissance du savoir passe nécessairement par la spécialisation, l'interdisciplinarité de la pensée de Meyer lui permet surtout de comprendre l'histoire et la destinée humaines dans leur globalité. En pensant ces dernières comme un prolongement du processus plus général de l'évolution, l'auteur parvient à rendre compte de la dynamique propre de la croissance comme d'un phénomène intégré dans un schéma d'évolution dont la forme mathématique revêtirait l'allure d'une courbe surexponentielle. Dans cette optique, le phénomène humain représenterait la pointe extrême d'une dynamique à l'échelle non seulement de l'espèce, mais de l'ensemble du vivant.
     Dans un premier temps, Meyer s'emploie à démontrer les carences des prévisions démographiques du système des Nations Unies qui, telles les hypothèses du Rapport Meadows, sont fondées sur un diagnostic de croissance exponentielle, laquelle se révèle trop faible  pour  rendre  compte  de l'accélération démographique. En effet, l'auteur fut, avec Nicholas Georgescu-Roegen, l'une des rares personnes, au début des années 1970, à dénoncer les prévisions du Rapport Meadows non point comme catastrophistes, mais comme trop optimistes. Selon Meyer, loin d'être constant, le temps de doublement de la population mondiale, diminue en fait rapidement, créant une suraccélération.
     Meyer observe ensuite que, à l'instar du taux de croissance démographique, l'évolution technologique suit également un schéma d'accélération de plus en plus rapide. 


[1] F. Meyer est l'un des auteurs des pages sur 1'"Epistémologie de la biologie" in Logique et connaissance scientifique sous la direction de Jean Piaget, Encyclopédie de la pléiade, nrf, Paris, réédition 1976.
suite:
Il va même plus loin: Puisque la croissance de la population du globe n'est qu'un volet du phénomène plus global de l'évolution humaine, il montre que l'accélération ne peut se poursuivre que grâce au relais de l'évolution biologique par une évolution technologique.Il observe que cette dernière suit tout d'abord une marche plus lente que l'évolution cérébrale, puis accélère pour atteindre sa vitesse maximale au moment même où l'on observe un plafonnement de la variable bio-anatomique. Dès lors, "les transformations évolutives majeures s'appellent inventions et non plus mutations" (p.85).
     Cependant, Meyer voit dans le gigantisme technologique que l'homme est incapable de maîtriser et qui se développe selon sa logique propre, comme un cancer, une menace de catastrophe écologique, les dangers de pollution planétaire et d'asphyxie généralisée compromettant les chances mêmes de survie de l'humanité. La seule échappatoire réside alors, selon l'auteur, dans la capacité humaine de compréhension de ces mécanismes, qui doit déboucher sur leur inversion totale, c'est-à-dire sur une décélération drastique du processus. Cette inversion, que l'auteur, avec un certain optimisme, envisage comme scientifiquement et humainement pos sible, devrait se concentrer dans trois principaux domaines: la production d'énergie et l'augmentation de l'entropie, les ressources alimentaires disponibles et la croissance de la population mondiale, enfin le dépassement des seuils tolérables de pollution.
     Meyer reconnaît toutefois que si une action humaine de régulation est la seule alternative éthiquement acceptable à la catastrophe, elle doit engendrer des bouleversements fondamentaux dans tous les domaines, politique, social, économique, culturel, à tel point que cette régulation serait elle-même quasi-cataclysmique, et que ses conséquences constitueraient une mutation d'une amplitude difficilement traduisible.
     Cette solution semble alors devoir passer par une stratégie de mobilisation mondiale engendrant une reconversion massive et rapide avec, à la base, une inversion radicale du secteur économique se traduisant par un transfert des finalités des sociétés industrielles ou post-industrielles axées sur la production et la consommation.
     La perspective de Meyer, entrant de plain-pied dans le domaine des prédictions, envisage alors cette mutation comme un pas nécessaire vers un nouveau relais évolutif, si ce n'est qu'il ne s'agirait plus, comme précédemment, d'un relais dans l'histoire, d'une variable évolutive remplaçant une autre, mais d'un relais de l'Histoire par une autre forme d'Histoire.
Meyer insiste énormément sur l'urgence d'une telle action régulatrice, visant à épargner à l'humanité l'épreuve d'une catastrophe. Son ouvrage se veut un cri d'alarme, bref et incisif, comme si l'imminence du danger ne lui laissait que le temps nécessaire pour nous révéler l'essentiel.
Thérèse Osman
 p.92

Bertrand GOLDSCHMIDT, Le complexe atomique (Histoire politique de l'énergie nucléaire), Paris, Fayard, 1980, 493 p.

     Le complexe atomique est un livre qui se fonde essentiellement sur les souvenirs de son auteur, Bertrand Goldschmidt, celui-ci ayant dû estimer que sa participation à l'aventure nucléaire, d'abord au laboratoire Curie, puis aux Etats-Unis et au Canada au cours de la seconde guerre, enfin au Commissariat à l'Energie Atomique et à l'Agence Internationale de l'Energie Atomique, le dispensait de faire référence à d'autres sources que quatre études rédigées d'après des documents officiels.
     Avant le contenu, la structure même du livre tente d'induire le lecteur en erreur, séparant en deux parties distinctes l'histoire de la bombe atomique ("l'explosion") de ses applications civiles ("la combustion"), comme s'il s'agissait de phénomènes parfaitement différents.
     C'est dans ce même esprit de dissimulation que l'auteur traite les différents incidents qui ont émaillé l'histoire du nucléaire, y consacrant moins de dix pages au total.
     Les accidents notoires comme Windscale, Kychtym et Three Mile Island voient leur portée minimisée alors que les retombées radioactives dues aux explosions atmosphériques dans le désert du Nevada, et l'évacuation définitive de l'atoll de Bikini par ses habitants, sont, entre autres, des événements qui ne sont même pas mentionnés.
     Un autre travers important de l'auteur est le chauvinisme qui sous-tend le livre, le mobile premier de la course à l'atome apparaissant alors comme la volonté de se placer en tête de la compétition nucléaire, compétition teintée d'orgueil et de patriotisme qui prend les allures d'une olympiade entre nations.
Cependant, la rengaine favorite de Goldschmidt est qu'il n'y avait pas d'autre choix, puisque l'énergie provenant de la fission d'uranium, techniquement et économiquement au point, est la seule disponible "pour combler l'angoissant déficit des ressources énergétiques classiques" (pp. 479-480), celle-ci n'étant freinée que par des facteurs irrationnels, politiques et psychologiques.
     D'après lui, les risques d'une catastrophe nucléaire sont donc infimes et parfaitement acceptables - rappelons que le livre est paru avant Tchemobyl... - et qu'il existe des solutions pour les déchets (il ne les explicite cependant pas).
     C'est également avec une grande condescendance qu'il traite les opposants au nucléaire, les accusant de faire confiance au non-spécialiste et à sa vision pessimiste des risques encourus, au lieu de suivre les raisonnements de l'expert.

suite:
     L'auteur accepte donc mal les diverses formes de contestation, qui font obstacle au "plein épanouissement des bienfaits de la fission" (p. 247).
     Cependant, ce n'est pas en dissimulant des événements et en manipulant ses lecteurs que Goldschmidt fera taire ses détracteurs. Le manque de transparence qu'ont toujours affectionné les nucléocrates, en se cachant derrière le paravent de la sécurité nationale pour prendre des décisions sans débat public, montre qu'il faut rester méfiant et ne pas faire confiance à ces "experts" et à leurs discours démagogiques.
     Le complexe atomique, prétextant raconter l'histoire de cette énergie, permettra en fait au lecteur averti de trouver un excellent exemple de propagande pro-nucléaire.
Frédéric de Diego

Ouvrages récents

Energie internationale 1990-1991. Rapport annuel sur les évolutions énergétiques mondiales, publié par l'institut d'Economie et de Politique de l'Energie (Laboratoire C.N.R.S. associé à l'Université des Sciences Sociales et à l'Institut National Polytechnique de Grenoble). Editions Economica, 1990, 344 pages, 300 FF (auprès de l'I.E.P.E., BP 47 X, Grenoble cedex, France).

     Cet ouvrage ne comporte pas moins de 15 articles rédigés par 22 spécialistes français et étrangers, et répartis en 5 rubriques:
     - "La concurrence entre combustibles sur les principaux marchés du monde". Quatre chapitres, dont 3 relatifs à la C.E.E., au Japon et aux Etats-Unis.
     - "Les dynamiques contrastées de la demande d'énergie dans le monde". Quatre articles relatifs aux mêmes régions. On notera (au moins) trois facteurs de pessimisme que résument les titres suivants: "L'Europe redevient-elle énergivore ?". "Les gains d'efficacité énergétique aux Etats-Unis s'épuisent-ils après 1985". "L'explosion de la demande d'énergie au Japon depuis 1987".
     - "Energie et perestroika en Europe de l'Est", dont un chapitre globalisant ayant pour thème: "Environnement, problèmes globaux et crise des sociétés de l'Est".
     - "Les limites du libéralisme en Amérique du Nord", dont un chapitre liant - une fois de plus - écologie et économie: "La protection environnementale, objectif de premier rang de la politique énergétique américaine".

p.93

     - "Le monde arabe", thème d'actualité s'il en est, d'autant que la "décennie de la rente pétrolière (1974-1985) s'achève par l'effondrement des prix du pétrole et la montée de l'endettement dans la plupart des pays arabes". Dans une optique à long terme, on notera que si les pays arabes pris au sens large (Moyen-Orient, Iran, Maghreb) "contribuent pour près de 30% (seulement) à la production mondiale", "les réserves qu'ils détiennent sont considérables, et excèdent très largement leur participation à la production actuelle. Selon les estimations au 1er janvier 1990, les pays arabes possèdent en effet presque 60% des réserves prouvées de brut, environ 82 milliards de tonnes. Aux rythmes actuels, plusieurs d'entre eux pourraient assurer plus de 100 ans de production (Arabie Saoudite, Irak, Koweit, Emirats Arabes Unis). Ce chiffre prend toute sa signification lorsqu'on constate qu'il n'atteint que 9,5 ans aux Etats-Unis et 12,8 en Union Soviétique". Guerre du Golfe, vous avez dit Guerre du Golfe?
     Aux 270 pages ainsi couvertes s'ajoutent une cinquantaine de pages apportant tout un ensemble de statistiques économiques et de références bibliographiques.
     Parmi les phrases clés glanées çà et là dans un texte trop riche pour qu'il en soit rendu compte de manière exhaustive, on pourra relever, dans l'espoir (un peu vain? ) de responsabiliser le citoyen-consommateur:
     - (en France), "un revirement important dans la politique de maîtrise de l'énergie s'est traduit par la baisse de 30% de l'effectif de l'A.F.M.E., la suspension de l'aide directe à l'investissement (fin du fonds spécial de Grands Travaux, soit 2 milliards de francs d'intervention annuelle), la baisse des budgets d'intervention et de recherche (près de 50% entre 1985 et 1987" (p. 92).
     - En ce qui concerne les transports routiers, en France encore, "la relance économique a eu un double effet structurel: croissance très rapide (trois fois celle du P.I.B.) du transport de
marchandises; croissance rapide, voisine de celle de la consommation privée des ménages, du parc automobile" (p. 95).
     Les deux pages de conclusion (pp. 271-272, sous la signature de Patrick Criqui) méritent d'être citées plus avant, avec comme sous-titre évocateur: "Avant des chocs?".
     "Au milieu de l'année 1990, le prix moyen du pétrole est, en monnaie constante, à son niveau le plus bas depuis 1973[1]. L'OPEP semble non seulement avoir perdu le contrôle du marché, mais aussi toute capacité à organiser quelque peu le mouvement des prix. Est-ce vraiment une bonne nouvelle pour les pays consommateurs? Mais la baisse des prix (...) est aussi un phénomène inquiétant parce que potentiellement porteur de tensions et, probablement, d'orages futurs. Les signes annonciateurs se font aujourd'hui plus précis". "En cinq ans cependant, la consommation (mondiale) a progressé de plus de l4%, passant de 7 Gtep en 1984 à 8 Gtep aujourd'hui."
suite:
     "Le prix actuel du pétrole qui demeure le prix directeur pour les autres énergies[2], est sans doute trop bas aujourd'hui pour assurer un développement sans heurts du système énergétique mondial.
     "Un certain fatalisme pourrait conduire à attendre, voire à espérer le prochain choc, qui enfin permettrait aux gouvernements de renouer avec les politiques énergétiques, tout en réfrénant les appétits des consommateurs d'énergie."
     "L'essentiel de la tâche incombe bien aux Etats des pays consommateurs qui doivent profiter d'une conjoncture économique favorable pour maîtriser leur développement énergétique. L'effort dans ce domaine peut être décidé et organisé volontairement aijourd'hui; demain, il sera probablement imposé brutalement par les marchés internationaux et l'exigence de sauvegarder l'environnement planétaire."
     Bref, un ouvrage précieux dont il n'est pas interdit de penser, le cas échéant, qu'il puisse intéresser nos politiciens, dans la mesure, évidemment, où ils se décideraient à (et seraient capables de) faire de la politique.
Philippe Lebreton
[1] En mars 1991, malgré (ou à cause de..) la Guerre du Golfe, l'affirmation n'est nullement démentie.
[2] Pétrole + gaz représentent plus de 55% de la consommation mondiale d'énergie, contre 30% pour le charbon et un peu plus de 11% pour l'électricité "primaire" (dont le nucléaire).

Jean-Marie MARTIN, L'économie mondiale de l'énergie, Collection Repères, Editions La Découverte, Paris 1990, 125 p.

     Il arrive qu'un petit livre soit intrinsèquement grand. C'est le cas de L'économie mondiale de l'énergie dont l'auteur, Jean-Marie Martin, directeur de echerche au CNRS, dirige l'Institut d'économie et de politique de l'énergie de Grenoble. Qui plus est, la qualité de cet ouvrage a été dûment reconnue par les professionnels regroupés dans l'Association technique pour les économies d'énergie laquelle vient de lui décerner le rix Sadi Carnot pour 1991. Rappelons qu'il s'agit du Prix qui fut attribué en 1988 à notre collaborateur Lucien Borel comme nous le signalions dans le numéro 4 de 1988 de la Gazette de l'APAG (p.23), pour son ouvrage Thermodynamique et énergétique, dont la première édition date de 1984 déjà et dont la troisième vient de sortir aux Presses polytechniques romandes, à Lausanne, en 1991.

p.94

     A l'heure où la spécialisation àoutrance sévit dans les questions énergétiques comme dans tous les domaines du savoir, avec pour conséquences la myopie des spécialistes et souvent leur prodigieuse inculture, Jean-Marie Martin apporte la preuve qu'il est encore possible de pratiquer une approche tout à la fois synthétique et dynamique de ces questions à l'échelle mondiale, et ce notamment en les restituant dans leur dimension diachronique, donc en recourant notamment à l'histoire.
     Le premier chapitre intitulé "L'approvisionnement du monde en énergie: des utilisations aux grandes filières de production" présente l'originalité de partir précisément des utilisations de l'énergie, alors que jusqu'à une époque récente, les ouvrages de référence faisaient presque toujours le chemin inverse, tant l'influence des grands fournisseurs d'énergie, à commencer par celle des "majors" (p. 48) façonnait la Weltanschauung de la caste des experts, même à leur insu.
     Le deuxième chapitre intitulé "La formation historique de l'économie mondiale de l'énergie" présente une synthèse remarquable des relations passées des sociétés humaines avec l'énergie. L'auteur a le mérite de retracer cette histoire en insistant sur l'apport de l'Europe médiévale, notamment quant à la diffusion des moulins à eau et des moulins à vent, mais aussi en matière de traction animale grâce au ferrage des chevaux et à l'introduction du harnais appelé par l'auteur "collier d'épaule", apport encore trop souvent méconnu par les non-historiens. "L'Europe occidentale connaît, du XIe au XIIIe siècle, une période d'intense activité technologique qui aurait dû s'appeler la première révolution industrielle" - va-t-il jusqu'à écrire en se référant à quelques bons historiens de l'économie et de l'énergie, mais pas aux meilleurs historiens des techniques médiévales.
     Le troisième chapitre intitulé "Prix des énergies, politiques des Etats et stratégies des firmes" n'est pas moins instructif. "Même dans les pays qui proclament très fort leur attachement au libéralisme économique (Royaume-Uni ou Etats-Unis), l'action des gouvernements et de leur administration publique pèse toujours sur les choix énergétiques. A bien des égards, le secteur de l'énergie n'est pas un secteur d'activité économique comme les autres" (p.71). De fait, l'approvisionnement énergétique est devenu pour nos sociétés énergivores une question de sécurité, "au même titre que la défense militaire du territoire" (p. 72). Cela fut écrit - faut-il le souligner? -avant la Guerre du Golfe.
     Le quatrième chapitre, intitulé "Perspectives mondiales: Besoins, Ressources, Environnement, Technologie" signale que "l'écart entre le scénario très conservationniste du Groupe Energy for a Sustainable World (ESW) et les dernières perspectives présentées dans le cadre de la Conférence mondiale de l'énergie (CME) est encore de 3 à 5 Gtep" (p. 96). Commentant le rôle que les énergies renouvelables sont appeler à tenir, l'auteur écrit: "Au total, l'exploitation des ressources renouvelables, en l'état actuel des techniques, pourrait apporter jusqu'à 5 Gtep par an, soit les deux tiers de la consommation totale d'énergie du monde en 1990: 60% viendraient de la biomasse; 30% de l'hydraulique et 10% du solaire, des éoliennes et de la géothermie. A l'échelle de certains pays, ces dernières contributions pourraient atteindre des proportions beaucoup plus élevées" (p. 107).
suite:
     Enfin, dans sa conclusion, l'auteur revient sur les impacts environnementaux qu'il avait présentés dans son chapitre quatre comme la principale butée de toute projection énergétique à moyen ou long terme et il préconise notamment une forte augmentation, mais concertée à l'échelle mondiale, des prix de l'énergie afin de permettre "le développement des nouvelles techniques d'utilisation et de production de l'énergie susceptibles de satisfaire la croissance des besoins à long terme, dans le respect des équilibres environnementaux" (p 118).
     Après tant d'éloges, avançons tout de même quelques réserves: Il est regrettable que l'auteur ne semble jamais envisager, du moins explicitement, un développement fondé sur la décroissance des prétendus besoins, du moins pour les sociétés sur-industrialisees De même, ses références à l'électricité, même nucléaire, comme source d'énergie primaire (pp 11 et 27) nous paraissent hautement contestables, car l'électricité n'est jamais une source, mais toujours un vecteur d'énergie, les sources relèvent soit du stock des énergies fossiles ou nucléaires, soit du flux actuel d'énergie solaire qui alimente tant les barrages hydroélectriques que la biomasse, les éoliennes, les capteurs solaires, les cellules photovoltaïques, etc. Sans doute l'auteur est-il conscient de cette distinction fondamentale des sources d'énergie entre le stock fini et le flux quasiment illimité, et ne la retient-il pas pour se faire mieux comprendre de certains de ses lecteurs technocrates ou politiciens. Nous pensons toutefois que composer avec l'idéologie dominante sur des questions d'épistémologie - car c'est bien de cela qu'il s'agit en l'espèce - n'est jamais justifié et peut se révéler plus souvent qu'on ne le croit un faux calcul, car on offre des verges pour se faire fouetter par l'ignorance vaniteuse des puissants. Peut-être l'auteur aurait-il évité ces écueils s'il s'était référé à une théorie thermodynamique telle que elle proposée par Nicholas Georgescu-Roegen. En dépit de ces quelques réserves,
nous ne saurions trop recommander à tout citoyen soucieux de la problématique énergétique et du devenir de nos sociétés à l'échelle mondiale de lire et de faire lire L'économie mondiale de l'énergie.
Ivo Rens
Philippe BAUD, Jacques NEIRYNCK, Première épître aux techniciens, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 1990, 338 p.

     Philippe Baud est licencié en théologie de l'Institut catholique de Paris; il fut entre autres l'élève de Charles Journet et Jean Daniélou. Il est présentement aumônier de la communauté universitaire catholique de Lausanne. Jacques Neirynck est docteur en sciences appliquées de l'Université catholique de Louvain et actuellement professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. M. C. Escher, connu des amateurs d'art comme des physiciens pour ses perspectives en trompe-l'oeil et son souci mathématique, est l'illustrateur du livre. 

p.95

Avec une épigraphe d'Hubert Curien, pleine d'humour, non sans sérieux: "S'il se présentait comme chercheur au CNRS, Dieu serait refusé. Il a fait une manipulation intéressante, mais personne n'a jamais pu la reproduire. Il a expliqué ses travaux dans une grosse publication, il y a très longtemps, mais ce n'était même pas en anglais et, depuis, il n'a plus rien publié."
     Jacques Neirynck a l'habitude d'écrire "à deux". (Cf. Alex Décotte et Jacques Neirynck, Et Malville explosa , Editions Favre, Lausanne, 1988, et notre recension in Gazette de l'APAG, no 1, 1989.) Dans la Première épître aux techniciens la collaboration a-t-elle porté tous les fruits attendus? A vrai dire il n'y a dialogue, nous semble-t-il, entre l'homme de science et le théologien que dans la première partie de l'ouvrage (pp. 9-75), et c'est bien dommage!
     Les auteurs nous invitent d'abord à parcourir brièvement l'histoire de l'acquisition et du développement des connaissances scientifiques: Euclide, Galilée, Newton, le positivisme avec Auguste Comte, Claude Bernard, Darwin... Et en regard, l'évolution du christianisme et les diverses attitudes à son égard. En proposant "une explication de la réalité"(p.25), le christianisme médiéval devait tôt ou tard entrer en conflit avec les sciences - quoique ces dernières aussi se heurtent à bien des incertitudes, voire à des murs, par exemple la découverte des antinomies de la théorie des ensembles. D'ailleurs "est-ce le culte de la Science qui a détourné les Occidentaux du christianisme?" Avec les auteurs nous en doutons (p.59); tous ceux qui pianotent sur un ordinateur savent-ils seulement ce qu'est l'algèbre de George Boole? C'est bien plutôt le culte du gadget (le divertissement au sens de Pascal) qui fait obstacle. C'est avec raison que les auteurs rappellent que la foi chrétienne n'est pas une épistémologie, mais qu'elle résulte d'une rencontre historique - narrée dans la Bible - entre des hommes et Dieu, et répétée existentiellement aujourd'hui.
     Mais davantage que lire un inventaire des questions qui touchent le christianisme et les sciences, nous eussions aimé pénétrer plus avant les problèmes. Par exemple pourquoi le rationalisme occidental s'est-il si souvent acharné à nier les vérités du christianisme dont il est pourtant issu pour une bonne part (on pourrait poser la même question à propos des Droits de l'Homme), et est-ce irrémédiable? Mettre en regard la méthodologie des sciences et de la théologie comme l'a tenté le mathématicien Ferdinand Gonseth, eût enrichi l'ouvrage et ainsi mieux approché les interrogations des intellectuels de cette fin de millénaire. Il nous semble que la "collaboration" des deux auteurs est demeurée superficielle, sans véritable synthèse.
     La deuxième partie (pp. 79-222) est un long catéchisme apologétique avec l'irritation que provoque la trop massive assurance de l'exégèse et de l'herméneutique. Pour terminer l'ouvrage renvoie son lecteur à l'Eglise, en filigrane celle de Pierre (p.240); quatre pages çonsacrées à Marie, Magnificat compris, quasi in extenso (p.274)! Nonobstant que nous ne savons qui cautionne qui dans cette collaboration, l'entreprise est intéressante et nécessaire, surtout à notre époque de questionnement; mais est-elle suffisamment modeste et ouverte pour convaincre?
Joel Jakubec
suite:
François WALTER, Les Suisses et l'environnement, une histoire du rapport à la nature du 18e siècle à nos jours . Editions Zoé, collection Histoire, Carouge-Genève, 1990, 296 pages.

     Comme le dit dans la préface Jean-François Bergier, professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Zürich, l'étude de François Walter "n'est pas un appel, après tant d'autres plus ou moins pathétiques, à la sagesse". Il est un "rappel" des relations - parfois houleuses, semées tantôt de compréhension, tantôt d'ignorance - entre les Suisses et leur environnement. Il faut être reconnaissant à François Walter, professeur d'histoire à l'Université de Genève (son livre a pour origine un cours et un séminaire avec ses étudiants), d'avoir pris la plume sereine de l'historien dans un débat qui suscite parfois des passions politiques nuisibles à la cause défendue: il restitue dans une perspective historique des préoccupations au sujet de l'environnement qu'on croit trop souvent l'apanage de ces dernières années, et affine ainsi la perspicacité et
l'objectivité de notre jugement quant à la dégradation actuelle de la Biosphère (helvétique!). D'abord, et sans minimiser la catastrophe de Tchernobyl, il rappelle que l'humanité a connu plusieurs crises écologiques: altération forestière minant le système agricole de l'Amérique précolombienne, ou encore alluvionnement provoquant la paralysie des aménagements hydrauliques de la Mésopotamie, qui aurait accéléré le déclin de sa civilisation. Chez nous "le Moyen Age a marqué nos paysages d'une manière plus décisive qu'aucune autre époque, plus même que les deux derniers siècles" (p.15), lit-on non sans étonnement.
     La documentation historique comme la bibliographie sont fort riches. L'iconographie éveille la curiosité par des rapprochements inattendus: davantage que l'énoncé des faits, ils mettent en évidence la mentalité populaire inconsciente qui les
suscite. Par exemple l'image irénique du patriarche au milieu de ses descendants, du peintre Albert Anker (1831-1910), idéalisant la vie campagnarde (nous nous souvenons de l'engouement nostalgique des visiteurs, il y a une dizaine d'années, de la rétrospective Anker au musée d'Ins, son lieu de naissance), ou encore L'avalanche de Ferdinand Hodler (1853-1918), reflet d'une nature à la fois crainte et à protéger, avec bien entendu des photographies  de  l'incendie  de Schweizerhalle (1er novembre 1986), de la centrale nucléaire de Gösgen qui fournit 15% de l'électricité suisse, etc. Un regret: un index eût facilité la consultation d'un tel ouvrage.
     François Walter récrit l'histoire suisse de ces deux derniers siècles autour d'un thème, l'environnement, comme il aurait pu le faire autour de l'enseignement, les transports, etc., thème qui l'amènera plus d'une fois à aborder l'histoire des idées. Nous pensons éclairer le livre en disant qu'il se situe entre deux citations - à la fois dans le temps et dans l'appréciation des problèmes. La première de J.-J. Rousseau in Les Rêveries du promeneur solitaire , publiées en 1777: "Il n'y a que la Suisse au monde qui présente ce mélange de la nature sauvage et de l'industrie humaine. La Suisse entière n'est pour ainsi dire qu'une grande ville dont les rues larges et longues (...) sont semées de forêts, coupées de montagnes, et dont les maisons éparses et isolées ne communiquent entre elles que par des jardins anglais"(p.23). 

p.96

Et la seconde de Friedrich Dürrenmatt in La Panne publiée en 1958: "Nous ne vivons plus sous la crainte d'un Dieu, d'une justice immanente, d'un Fatum (...). Plus rien de tout cela ne nous menace. Pour nous, ce sont les accidents de la circulation, les barrages rompus par suite d'une imperfection technique, l'explosion d'une usine atomique où tel garçon de laboratoire peut avoir eu un instant de distraction. C'est dans ce monde hanté seulement par la panne, dans un monde où il ne peut plus rien arriver sinon des pannes, que nous nous avançons désormais, avec des panneaux-réclame tout au long de ses routes"(p.219).
     L'auteur envisage ainsi toutes les questions que durent affronter les habitants de la Suisse. La dégradation de la couverture forestière, par exemple, est perçue avec une acuité particulière dès la seconde moitié du XVIIIe siècle; on en parle jusqu'au delà du Rhin. La conquête des sommets, le tourisme en plein essor (construction de 60 lignes de montagne entre 1870 et 1910, ouverture de quelque 1.000 hôtels alpins en 1880), accentuent le décalage "entre les représentations idylliques des voyageurs et la manière prosaïque dont les habitants des Alpes se pensent en usagers d'un territoire familier"(p.47). De plus la Révolution française et ses conséquences en Europe a ouvert "la voie aux comportements les plus anti-écologiques qui soient"(p.55) en favorisant l'individualisme, la liberté économique, la liberté d'entreprendre...
     Une place importante est réservée à "la naissance des attitudes pré-écologiques"(p.99) à la fin du XIXe siècle, début du XXe. C'est la fondation du Heimatschutz et du Naturschutz, d'inspiration à la fois esthétique et patriotique. La création du Parc national, la convention internationale de sauvegarde des oiseaux, alors que dans le même temps on abat triomphalement les derniers ours. Les tendances anti-urbaine apparaissent en 1910 avec le terme d'Ueberfremdung. En 1925, on peut lire aux Grisons des affiches: Automobil? Nein! Bref, toute l'activité quotidienne des Suisses est passée en revue, jusqu'à la création des stations d'épuration actuelles, les oppositions au nucléaire, les pistes de ski qui enlaidissent les paysages, sans oublier de mentionner le WWF, les partis écologiques, l'Union suisse des paysans, etc.
     Le professeur Walter signale chaque événement sans jamais perdre de vue la pensée qui le sous-tend, d'où la richesse des références (Louis Agassiz, Carl Vogt, Ernst Haeckel, Benjamin Constant, Töpffer, Marguerite Burnat-Provins, Alexandre Dumas, Byron, Salomon Gessner, Victor Hugo, Emile Jaques-Dalcroze,...) tant scientifiques, littéraires, musicales, que sociales, entremêlées et considérées sous plusieurs angles.
     Avec d'autres - cf. supra Ethique et écologie - l'auteur mentionne "la perception anthropocentrique de la nature que développe le christianisme" et qui va de paire? avec "l'offensive rationaliste" du siècle des lumières. "Pour les élites intellectuelles, il s'agit de découvrir les lois de la nature. Or, l'ordre naturel doit se conformer à l'ordre divin: leur connaissance livre la clé de compréhension de l'ordre social. Au XVIIIe siècle, c'est le Systema Naturae du savant Suédois Carl von Linné (1707-1778) qui sert de paradigme à l'approche naturaliste. Il étudie le fonctionnement de la nature pour l'inscrire dans le sens de la finalité divine.
suite:
La terre est au service de l'homme" (pp.23-24). L'homme considère la nature comme son champ d'action, "la biosphère est désormais anthroposphère"(p. 17).
     C'est l'éternel duel entre l'Homme et la Nature qui fait tantôt s'extasier le marquis Carl von Grosse en 1791 devant un paysage qui n'a "jamais vu de charrue" (p.43), tantôt dire au philosophe anglais John Lock: " Quand quelqu'un (...) tire de dix acres une plus grande abondance (...) qu'il ne ferait de cent acres (...), on peut dire de lui qu'il donne réellement quatre-vingt dix acres à 1'humanité"(p.35). Comme un capital, la nature doit être rentable.
     Enfin il faut relever que l'historien ne craint pas d'user de l'expression nouvelle éthique pour qualifier la naissance de la conscience écologique. "L'écologie deviendrait une nouvelle morale, capable, comme le pense Olivier Burgelin, de concurrencer les <autres substituts de catéchisme> qu'ont été l'instruction civique ou l'enseignement de l'hygiène"(p.243). Morale qui touche quasi tous les aspects de la vie quotidienne et sociale. Cependant, termine Walter, si aujourd'hui le souci de 1’environnement semble s'imposer, il faut désormais se garder d'oublier l'homme. - Oui, mais quel Homme ? ajouterons-nous. Le Sauvage lisant Roméo et Juliette, les Epsilons ou les Alpha-plus d'Huxley; Big Brother d'Orwell; les Robots de Karel Capek; l'Eve de Villiers de l'Isle-Adam; Mozart ou encore saint Julien l'Hospitalier de Flaubert?
Joel Jakubec


Mary DAVIS, Guide de l'industrie nucléaire française. De la mine aux déchets, du réacteur à la bombe, L'Harmattan, WISE-Paris, 1988, 189 p.

     Ce petit ouvrage de Mary Davis, bien pratique pour le journaliste, le politique ou le citoyen désireux de recouvrer ses droits et responsabilités, mérite bien son titre de Guide. On y trouve neuf brefs chapitres intitulés respectivement: I. Le lien civil-militaire. II. Electricité et armement. III. Recherche et développement. IV. Construction de centrales et d'installations du cycle du combustible. V. Le cycle du combustible: civil et militaire. VI. Production et maintenance des armes. VII. Les déchets. VIII. Les nouveaux secteurs d'activité. IX. Santé et sécurité. Les développements sont illustrés de six cartes et de neuf tableaux. A ces chapitres viennent s'ajouter une liste d'adresses utiles, une indication des sources et plusieurs annexes.
     Relevons, dans le prologue les lignes suivantes:
     De la fondation du CEA (Commissariat à l'énergie atomique, créé en 1945) à nos jours, la population française s'est contentée de remettre les décisions concernant les questions nucléaires entre les mains d'un petit groupe de technocrates. Georges Vendryès, conseiller scientifique auprès de l'administrateur du CEA et représentant de la France pendant
23 ans au Conseil des gouverneurs de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA), résumait récemment la façon dont sont prises les décisions:

p.97

     «Il est hautement significatif que le programme nucléaire français n’ait été que rarement discuté au parlement, si ce n'est dans ses grandes lignes et brièvement... Depuis 40 ans, les grandes décisions (...) sont prises par un groupe très restreint de personnalités occupant des postes-clés dans le gouvernement ou la haute administration de l'EDF, du CEA, et de quelques sociétés industrielles concernées par le programme. L'approche demeure inchangée, malgré les changements de ministres, grâce à la permanence de ces personnalités qui occupent le même poste généralement pendant une dizaine d'années.»
     Parmi les développements les plus intéressants figurent les renseignements sur l'endettement d'EDF (Electrité de France) et l'extraordinaire progression de la consommation d'électricité en France dans les années 85-86. "Ces augmentations sont imputables à l'accroissement du parc du chauffage électrique, poussé par EDF, mais aussi à l'autoconsommation du nucléaire. En 1985, par exemple, cette autoconsommation représentait à elle seule 31% de l'accroissement de la consommation d'électricité et 54 % de l'accroissement de la consommation haute tension."
     Il serait souhaitable que ce petit Guide soit périodiquement mis à jour. Si tel devait être le cas, émettons le voeu que la prochaine édition comporte quelques dates et quelques références à des Etats étrangers car une mise en perspective historique et géographique serait de nature à aider le lecteur à suivre la dynamique de l'évolution de l'industrie nucléaire en France.
Brigitte Zweifel
Lester R. BROWN, éd., L'état de la Planète 1990, Préface d'Alfred Sauvy, traduit de l'américain par Traduclair et G. Sudrie, Economica, Paris, 1990, 385 p.

     Tandis que le monde entre dans la dernière décennie du siècle, les problèmes écologiques auxquels l'humanité est confrontée occupent le centre de la scène. Le bilan de santé de la planète que le Worldwatch Institute présente en 1990 pour la septième fois vient à un moment où la plupart des systèmes qui permettent à la vie d'exister sont minés par l'activité humaine. Au cours des dernières années, la prise de conscience de ces problèmes est montée en flèche, mais aucun pays n'a osé adopter les stratégies ambitieuses qui sont nécessaires pour renverser la tendance et faire de nos sociétés d'aujourd'hui des sociétés viables à long terme.
     L'état de la Planète 1990 met au premier plan de ses préoccupations les mesures qu'il faudra prendre pour stabiliser le climat, améliorer la qualité de l'air et réduire la pauvreté. L'importance et l'urgence de telles initiatives n'échapperont à personne.

suite:
     Le chapitre 1, de Lester R. Brown, est consacré à "L'illusion du progrès", le chapitre 2, de Christopher Flavin, au thème "Ralentir le réchauffement de la planète", le chapitre 3, de Sandra Postel, au thème "Economiser l'eau des agriculteurs", le chapitre 4, de Lester R. Brown et John E. Young, au thème "Comment nourrir le monde des années 1990", le chapitre 5, de Joli L. Jacobson, au thème "Tenir le front de mer" (c'est-à-dire comment faire face à l'élévation du niveau moyen des océans), le chapitre 6, de Hilary F. French, au thème "Rendre à l'air sa pureté", le chapitre 7 de Marcia D. Lowe, au thème "Aborder l'avenir à bicyclette", le chapitre 8, de Alan B. Durning, au thème "Halte à la pauvreté", le chapitre 9, de Michael Renner, à la "Reconversion vers une économie de paix" et le chapitre 10, de Lester R. Brown, Christopher Flavin et Sandra Postel à une "Esquisse d'une société viable".
     Pour créer une société viable à long terme, il ne suffira plus de résoudre les problèmes au coup par coup. C'est pourquoi, dans le dernier chapitre, les auteurs se sont efforcés de présenter une vue d'ensemble cohérente des réformes auxquelles il faudra bien se résoudre, aussi douloureuses soient-elles, si nous ne voulons pas léguer aux générations futures un monde exsangue et défiguré.
     L'état de la Planète (State of the World), qui est traduit dans la plupart des langues, notamment en chinois, en arabe, en russe et en italien, est un instrument d'information et de réflexion indispensable, tant aux entreprises qu'aux organismes publics et aux établissements universitaires.
Dierck Orinckx
Jeremy LEGGET, ed. Global Warming, The Greenpeace Report, Oxford University Press, Oxford, New York, 1990, 554 p.

     Voici un ouvrage collectif qui, nonobstant la grande variété de sujets abordés et des auteurs mis à contribution, dont certains sont mondialement connus dans leur domaine, offre des justifications scientifiques, morales et politiques à la réponse proposée par l'organisation écologiste Greenpeace à la menace du réchauffement climatique, à savoir, le remplacement des énergies fossiles (et fissiles) par les énergies renouvelables, dès que possible au cours du siècle à venir, grâce notamment à l'amélioration substantielle du rendement des appareils utilisant l'énergie.
     L'ouvrage est divisé en dix-neuf chapitres répartis en trois sections intitulées respectivement "Science", "Impacts" et "Réponses politiques".

p.98

     Dans la première section, un premier chapitre dû à Jeremy Legget est consacré à "La nature de la menace de l'effet de serre", un chapitre 2 de Stephen H. Schneider à "La science de la modélisation du climat et perspective quant au débat sur le réchauffement global", un chapitre 3 de David Schimel sur "Les rétroactions biogéochimiques dans le système Terre" et un chapitre 4 de Mick Kelly aux "Moyens d'arrêter le réchauffement global".
     Dans la deuxième section, le chapitre 5 de Georges Woodwell est consacré aux "Effets du réchauffement global", le chapitre 6 de Brian Huntley aux "Leçons à tirer des changements climatiques du passé" et le chapitre 7 de Andrew Haines aux "Implications pour la santé".
       Dans la troisième section, le chapitre 8 de Jose Goldemberg est consacré aux "Réponses politiques au réchauffement global", le chapitre 9 de Stephen H. Schneider aux "Prix de l'interruption - ou de la non-interruption - des émissions de gaz à effets de serre", le chapitre 10 de Amory Lovins au "Rôle de l'efficacité énergétique", le chapitre 11 de Carlo LaPorta à "L'énergie renouvelable: performances commerciales récentes et perspectives futures", le chapitre 12 de Michael P. Walsh aux "Véhicules à moteur et réchauffement global", le chapitre 13 de Bill Keepin à "Electronucléaire et réchauffement global", le chapitre 14 de Birgit Bodlund, Evan Mills, Tomas Karlson et Thomas Johansson à "Le défi des choix: options technologiques pour le secteur électrique suédois", le chapitre 15 de Norman  Meyers aux "Forêts tropicales", le chapitre 16 de Anne Ehrlich aux "Contributions agricoles au réchauffement global", le chapitre 17 de Kilaparti Ramakrishna aux "Pays du Tiers-Monde dans la réponse politique au changement climatique global", le chapitre 18 de Susan George à "La gestion de la Maison globale: Redéfinition de la politique dans un monde à effet de serre" et le chapitre 19 de Jeremy Legget au "Réchauffement global: un point de vue de Greenpeace".
     Dans ce dernier chapitre, Jeremy Legget explique que, au vu des dégats commis par l'industrie, il importe de renverser la charge de la preuve quant à la  production ou l'émission de substances nouvelles en adoptant ce qu'il appelle le Principe conservatoire. Désormais, au lieu de laisser chacun n'importe quoi dans l'environnement jusqu'à ce que preuve soit apportée que ce dernier est menacé, il conviendra de faire en sorte que nul ne soit autorisé à lâcher quoique ce soit dans l'environnement à moins qu'il n'en ait démontré préalablement l'innocuité, comme c'est le cas depuis longtemps avec les produits pharmaceutiques. Cela posé cet auteur énonce huit propositions
     1) La sécurité environnementale à venir étant désormais si gravement compromise par le réchauffement global, il est impératif de faire face à cette menace par l'adoption du Principe conservatoire sus-mentionné. Autrement dit, la politique doit se fixer comme objectif la sécurité et le personnel politique doit être clairement averti qu'attendre perpétuellement de nouvelles données scientifiques comporte le risque réel d'attendre jusqu'à ce qu'il soit trop tard.
suite:
     2) Les principaux moyens de survivre à la menace de l'effet de serre résident dans l'efficacité énergétique, le recours à des formes renouvelables d'énergie, l'interdiction immédiate de la production de tout CFC et de gaz analogues, la pratique d'une agriculture moins prodigue en gaz à effet de serre, l'arrêt de la déforestation ainsi que la reforestation.
     3) La communauté mondiale devrait s'efforcer de préparer un avenir à bas profil énergétique du genre de celui énoncé par le End Use Global Energy Project (le Projet énergétique global fondé sur les utilisations finales), comportant une consommation énergétique mondiale de pas plus de 12 terawatts (TW) en 2025, mais mieux répartie que les 10 terawatts consommés aujourd'hui, de façon à ce que les pays en voie de développement puissent bénéficier de niveaux de vie proche de ceux dont jouissent les pays industrialisés.
     4) Pour parvenir à ce type de consommation, il conviendra de procéder dans les pays industrialisés à des investissements  massifs  dans l'efficacité énergétique ainsi qu'à des transferts à grande échelle de technologies énergétiquement efficaces les plus récentes et non tributaires des CFC, des pays industrialisés vers les pays en voie de développement, afin de permettre à ces derniers de court-circuiter le genre de voies énergivores et polluantes que les pays industrialisés ont empruntées durant leur industrialisation.
     5) Les investissements appropriés et les ressources devraient être affectées à l'objectif qui consiste à produire toute l'énergie dont le monde aura besoin par  les  formes  renouvelables d'énergie, dès que possible au siècle prochain.
     6) L'expansion de l'énergie nucléaire ou le remplacement de centrales électronucléaires existantes lorsqu'elles arrivent au terme de leur exploitation requerrait le prélèvement de fonds au détriment de solutions énergétiques moins onéreuses à la crise de l'effet de serre (efficacité énergétique et production de la plupart des formes d'énergies renouvelables). Par conséuqnet, - surtout lorsqu'on la considère dans ses relations avec la sécurité, l'élimination des déchets, le demantèlement et les problèmes de la prolifération nucléaire - l'électro-nucléaire ne devrait jouer aucun rôle dans la reponse politique globale
     7) La formule précise que les prescriptions politiques ainsi que leur dosage devraient faire l'objet de recherches scientifiques pendant les années 1990, mais les premiers pas à entreprendre sont les suivants:
     - introduire des coupures immédiates dans les émissions de gaz carbonique et élaboration de stratégies intégrées visant à l'abandon des combustibles fossiles aussitôt que possible au siècle prochain.
     - n'épargner aucun effort pour arrêter la déforestation et pour arrêter la production de CFC et de produits similaires tels les HFC.
     8) Les vastes sommes qui devront être investies dans ces stratégies visant à ralentir l'effet de serre, ainsi que dans la recherche scientifique qui sera nécessaire dans les années 1990 pour réduire les incertitudes scientifiques restantes pourront être prélevées sur la plus grande partie des mille milliards de dollars qui sont dépensés annuellement pour les armements, puisque de nouveaux concepts de sécurité globale sont apparus à la fin des années 80.
Dierck Orinckx
p.99

Denis DUCLOS, Les industriels et les risques pour l'environnement, Editions L'Harmattan, Paris, 1991, 240 p.

     C'est un livre très informé sur l'attitude des industriels français et même étrangers face aux problèmes dits de l'environnement (en fait les atteintes portées par l'homo economicus industrialis à la nature) que signe là Denis Duclos, sociologue averti de l'évolution de nombreuses autres disciplines, qui est déjà l'auteur d'un ouvrage remarqué intitulé La peur et le savoir: la Société face à la science, la technique et leurs dangers, publié aux éditions de La Découverte en 1989 et dont les éditions de L'Harmattan annoncent un nouvel ouvrage intitulé Les cultures du risque technologique: praticiens et experts face aux périls d'origine humaine, à paraître en 1991.
     L'auteur est conscient du problème économique fondamental que pose l'activité industrielle: "l'entreprise peut-elle réaliser une production parfaite from cradie to grave (du berceau à la tombe) sans mettre en danger le profit ?" (p.14) Mais, au lieu de tenter de résoudre cette redoutable question, il s'engage dans l'interrogation des types de discours que sa formulation, le plus souvent maladroite par les "verts" ou les "écologistes" français, ont suscité auprès de 45 dirigeants et cadres supérieurs d'entreprises françaises, d'une dizaine de responsables d'organismes professionnels français et européens et d'une dizaine de responsables administratifs français.
     Il en résulte une suite de chapitres à la fois instructifs et irritants tant on y trouve d'inepties témoignant de la prodigieuse inculture de la plupart des locuteurs - inculture accablante pour l'Université française et, probablement plus encore pour les "grandes écoles" d'où sont issus ces fameux cadres - irritants aussi par la difficulté que l'on a d'y retracer la position de l'auteur à l'égard de toutes les déclarations qu'il rapporte.
     Donnons-en un exemple parmi des centaines. Dans un sous-chapitre intitulé "La nécessité d'une éthique", l'auteur écrit: "La notion d'éthique est très à la mode à Harvard depuis la fin des années quatre-vingt. Mais il faut voir qu'elle ne surgit pas seulement de la théorie. Elle s'impose également à partir de préoccupations comme l'environnement, qui implique une sorte d'auto-contrôle et d'esprit de civilité (sic), lesquels n'appartiennent pas nécessairement aux cultures classiques de la convention économique dans le monde libéral" (p. 207). Quelle a été la genèse de cette soudaine préoccupation "entrepreneuriale" pour l'éthique? Mystère. L'auteur n'en souffle mot. Quelles sont les motivations qui conduisent tout à coup tant de pollueurs, à commencer par les nucléocrates, à "faire" dans l'éthique depuis la fin des années 80, et non point dix, vingt ou trente ans auparavant? Mystère encore.
     L'auteur ne mentionne pas Tchernobyl dans ce contexte. Toutefois, au sujet des "codes déontologiques" sur lesquels débouchent certaines de ces préoccupations, l'auteur conclut néanmoins: "Il est plausible que les engagements ainsi codifiés soient d'autant plus affichés qu'il n'existe aucun contrôle sérieux pour en vérifier l'application. Il est également vraisemblable qu'ils cherchent à devancer l'application inéluctable des lois qui devront un jour ou l'autre redessiner le territoire des actes industriels légitimes.

suite:
Mais d'après moi, ils manifestent aussi, même s'ils l'ignorent, le début d'un remaniement fondamental - ou peut-être d'un achèvement de la modernité" (p. 210).
     Cet ouvrage est un précieux témoignage sur la difficile naissance de l"'écobusiness" en France. Dommage que le style en soit si relâché
Jan Masolijn

Pierre RADANNE et Louis PUISEUX, L'Energie dans l'économie, Syros Alternatives, Paris, 1989, 176 p.

     Il faut le signaler d'emblée, l'étude traite du cas français; la Communauté européenne, voire le Monde, n'apparaissent qu'en arrière-plan ou par comparaison. Toutefois les réflexions et conclusions des auteurs ne nous laissent pas indifférent tant la parenté de maints problèmes et de l'état d'esprit saute aux yeux (surtout pour qui, tel l'auteur de ces lignes, est membre de la Commission consultative sur les questions énergétiques du Canton de Genève). Pierre Radanne fut délégué national de l'Agence française pour la maîtrise de l'énergie (AFME) et cofondateur de l'Institut d'évaluation des stratégies énergétiques en Europe (INESTENE); Louis Puiseux, ancien économiste d'EDF, est l'auteur de La Babel nucléaire et du Crépuscule des atomes.
     Un petit livre, format de poche, que non seulement tout responsable de questions économiques et énergétiques devrait lire, mais encore tout homme - philosophe ou penseur - qui prétend appréhender le monde d'aujourd'hui. Chaque époque, chaque peuple vécut une quête qui lui sembla, à tort ou à raison, indispensable à son bonheur, parfois même à sa survie. Ce furent par exemple la recherche du sel et les nombreuses révoltes contre son impôt, la gabelle, abolie à la Révolution française; la poursuite de l'or; le Drang nach Osten...
Il semble bien que l'Energie et ce qu'elle procure, une certaine mobilité, un certain confort, et surtout la puissance, parfois revêt des attributs davantage mythiques que rationnels et polarise les soucis contemporains.
     Nous savons gré aux deux auteurs de situer la question de l'énergie dans une perspective historique, de l'homme primitif n'ayant à sa disposition que sa propre force musculaire jusqu'à l'utilisation des filières nucléaires. Enumérons quelques étapes. L'élevage permit de remplacer le travail humain par la force animale, "mais le harnachement de poitrine du cheval, beaucoup plus efficace que celui par le cou, ne fut introduit en Occident que vers le Xe siècle, soit près de quinze siècles après son usage en Chine" (p.45). Les Grecs ont su utiliser l'énergie éolienne et "il coûtait moins cher de faire venir du blé de Syracuse, en Sicile, pour alimenter le peuple d'Athènes que de le faire venir par terre de 50 km, de l'Attique". L'esclavage également, comme l'introduction des moulins à vent et à eau, participent de cette soif de puissance, et si dans les sociétés européennes pré-industrielles, essentiellement agricoles et marchandes, l'homme disposait de l'équivalent énergétique du travail de huit esclaves, "ce potentiel atteint aujourd'hui, dans les pays industrialisés d'Europe et d'Amérique du Nord, de cent cinquante à deux cents esclaves" (p.46). 

p.100

Puis les auteurs abordent le charbon, le gaz naturel, l'électricité, et naturellement le pétrole avec les rivalités qu'il suscite. S'ils écrivent que ce dernier à été utilisé pour la première fois en Pennsylvanie en 1859, pour l'éclairage, nous nous permettons de leur dire que 1a Bible le mentionne déjà au chapitre 11 de La Genèse: le bitume y tient lieu de mortier dans la construction de la Tour de Babel!
     Cependant le but de cette étude n'est  pas d'apporter une contribution à l'histoire de l'énergie; il est de combattre un préjugé tenace: "Le charbon, puis le pétrole, se sont développés en Occident en même temps que l’industrialisation. On a cru pouvoir en déduire que la croissance énergétique était une condition nécessaire de la croissance économique générale”(p.59). Chiffres, tableaux et graphiques abondent au cours des pages et démontrent précisément le contraire. Ce n'est pas le lieu ici de les expliciter car seule une lecture attentive et exhaustive peut convaincre; une donnée générale et historique apporte déjà un ordre de grandeur: "de 1700 à 1850, l'Europe occidentale a plus que doublé son niveau de vie (PIB par tête) alors que la Consommation d'énergie par tête n'a augmenté que de 12%”(p.59). Il suffit d'engager le dialogue avec des responsables de l'économie publique pour  savoir combien la baisse du niveau de vie est une peur primaire et combien tout appel à la modération dans la consommation des énergies est perçu comme un retour à l’âge des cavernes et une atteinte intolérable à la liberté individuelle! Ces quelques chiffres devraient rassurer.
     P. Radanne et L. Puiseux envisagent ensuite plusieurs champs d’activité: l'habitat, le tertiaire, l'industrie, les transports, dont nous extrayons quelques éléments. "En France, la consommation industrielle d'énergie est passée de 58 Mtep en 1973 à 46 Mtep en 1987, alors que la production industrielle correspondante s'est accrue de 11,4% au cours de la même période"(p.88). Quant à la CEE, son PIB a augmenté de 24% depuis 1973 et sa consommation énergétique de % seulement (p.119). En France toujours, et de 1978 à 1985, la consommation des véhicules particuliers, diminuée à la suite de programmes de recherche, n'a augmenté que de 2%, et le  trafic, lui, de 14%. Par contre les accidents, 12'000 tués par an sur les routes, ajoutent les auteurs, font de la France, de loin le pays le plus dangerux d’Europe (p.93). Comment peut-on mieux prouver que le bien-être est indépendant de la consommation d’énergie! Quant aux logements, des progrès considérables, inimaginables il y a peu,  ont été effectués dans l'isolation thermique: "une maison neuve construite après 1987 avec le label haute performance énergétique ne consomme que 40% de l'énergie nécessaire à une maison de même volume construite en 1974, et de nouveaux progrès sont encore possibles"(p.84).
     L'énergie nucléaire, bien évidemment, occupe une place importante dans cet ouvrage. Trois constats nous semblent importants. Premièrement les auteurs relèvent que le programme nucléaire français a été engagé "en opposition avec les  règles  habituelles  de  la démocratie"(p.78). 
suite:
Le "centralisme" et "la faiblesse de l'analyse économique"(p.66) ont leur part de responsabilité. Ainsi EDF peut construire ses centrales nucléaires sans permis, grâce à une 1égislation sur mesure de 1959. Elle n'a aucune autorisation à solliciter de la part des pouvoirs locaux, départementaux ou des  regionaux"(p.66). Nous avons déjà relevé l'étatisation française, sur ce terrain proche de celle de l'Union soviétique - Cf notre recension de l'ouvrage de Jaurès Medvedev, Désastre nucléaire en Oural, Gazette de l'APAG no 1 Genève, 1989.
     Deuxièmement, le recours au nucléaire coûte davantage que les programmes d’économies d’eénergie (p.139), et en ce dernier domaine la France s’est privée de recherches intéressantes et fructueuses, contrairement au Danemark, aux Pays-Bas et à l'Allemagne: "La valorisation des énergies nouvelles pour la production d'électricité est particulièrement bloquée en France"(p.98). Dernier constat, les auteurs remarquent à juste titre que la technologie "sophistiquée"(p.66) du nucléaire donnerait en fait "les clés du développement économique des pays en voie de développement" à l'Occident, empêchant un dialogue équitable.
     Enfin, le dernier chapitre étudie des scénarios  pour l'avenir,  et plus particulièrement á lsortie du nucléaire en France”(p.169) Les potentiels d’économies d’énergie - les auteurs parlent de “gisements” d'économie - ainsi que l’invention et la diffusion de matériels performants peuvent prendre la relève et… fournir du travail. L'homme ne s’en portera que mieux, tant les dangers du nucléaire sont présents et les effets du rayonnement sur son organisme, même à faible dose, encore mal connus: depuis que la radioactivité est étudiée, écrivent P. Radanne et L. Puiseux, la dose maximale permise a régulièrement diminuée au fur et à mesure que les effets à long terme se révélaient
Joel Jakubec

B.L. TURNER II, William C. CLARK, Robert  W.  KATES,  John  F. RICHARDS, Jessica T. MATTHEWS et William B. MEYER, eds., The Earth As Transformed by Human Action: Global and Regional Changes in the Biosphere over the Past 300 Years, Cambridge University Press, Cambridge, 1990, 713 p.

     Le compte rendu critique d'un aussi volumineux ouvrage collectif (plus de 70 auteurs), d'une aussi grande qualité tant dans le fond que dans la forme, mériterait plusieurs pages et surtout des compétences qu'un seul homme, comme l'auteur de ces quelques lignes de présentation, ne peut posséder à lui tout seul. Nul doute que les revues académiques spécialisées ne manqueront pas de commenter et de critiquer en détail cette importante publication. Celle-ci était d'ailleurs attendue avec impatience depuis le rapport de Timothy O'Riordan, "The Earth as transformed by humain action: an international symposium" [Environment, 1988, 30(1): 25-28]. Bien que la date d'édition soit celle de 1990, l'ouvrage n'est disponible que depuis le printemps 1991.

p.101

     A l'origine de ce magistral ouvrage - une référence désormais indispensable - il y a un colloque interdisciplinaire organisé à la Clark University (USA) en octobre 1987. D'une manière remarquable, ce colloque renoue avec la tradition scientifique du fameux symposium international organisé en 1955 à Princeton par la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research et qui donna naissance à l'admirable ouvrage édité par William L. Thomas, Jr., sous le titre Man's Role in Changing the Face of the Earth (University of Chicago Press, 1956, 2 vols, 1193p.) Ce grand thème environnementaliste s'inscrit dans un courant de pensée holistique qui puise à de multiples sources, essentiellement du côté de la géographie humaine, en rendant hommage à The Earth As Modified by Human Action (publié originellement en 1864 sous le titre Man and Nature) de George Perkins Marsh (1874), et du côté des pionniers de la science de l'évolution de la Biosphère et de la Noosphère (qui implique la technosphère). On rend ici hommage à Teilhard de Chardin et àVernadsky. On y ajoute Lovelock et sa fameuse hypothèse Gaïa qui ravive cette philosophie scientifique holistique (longtemps dénigrée comme organiciste ou vitaliste) qui considère la Terre comme une «planète vivante».
     Le sous-titre de The Earth as Transformed by Human Action, G/oba/ and Regional Changes in the Biosphere over the Past 300 Years, est en effet à interpréter dans la perspective de l'écologie globale de la Biosphère (qui inclut l'humanité et ses activités techniques et économiques) créée dans les années 1920 par le savant russe Vladimir Vernadsky, à l'époque où il était en contact, à Paris, avec Teilhard de Chardin (théologien et aussi géologue et naturaliste à la manière d'Alexandre de Humboldt).
     Depuis le livre de Marsh, publié au siècle dernier, et le symposium de Princeton, tenu avant l'Année géophysique internationale (1957-58), la problématique s'est élargie pour prendre en compte tous les aspects de la population humaine (qui fait partie de la composante biologique de la Biosphère) et de l'environnement global, comprenant l'atmosphère et les océans, et non plus simplement les espaces géographiques traditionnels que sont les paysages des continents, la face de la Terre au sens restreint du terme, car, en cette seconde moitié du XXe siècle, l'humanité en expansion, par ses activités agricoles et industrielles, a altéré ou transformé pratiquement tous les éléments du grand système écologique planétaire qu'on doit
nommer, à la suite de Vernadsky, la Biosphère. 
     La première partie de cet ouvrage traite des transformations démographiques, sociales, technologiques, économiques et idéologiques; la deuxième aborde les transformations de l'environnement global en examinant l'impact des activités humaines sur les paysages, les forêts, les sols, l'eau, la faune, la flore, les océans, l'atmosphère, les cycles des éléments chimiques. Les radiations ionisantes ne sont pas oubliées (pp.455-466). Ces deux premières parties adoptent une perspective géographique mondiale et une échelle de temps que les historiens du développement appellent la longue durée. La troisième partie traite de quelques grandes régions illustrant la diversité biogéoraphique et humaine de la planète. L'exemple de la Suisse est traité par Christian Pfister et Paul Messerli (pp.641-652).
      La quatrième et dernière partie cherche à comprendre non seulement l'impact sur la nature de nos activités mais encore et surtout pourquoi nous agissons ainsi. 
suite:
Significativement, on revient au débat lancé par la célèbre conférence sur "Les racines historiques de notre crise écologique" de l'historien Lynn White, éminent spécialiste de l'histoire culturelle des techniques, publiée dans la revue Science le 10 mars 1967, et qui mettait en cause l'anthropocentrisme forcené de l'interprétation occidentale dominante de la religion  judéo-chrétienne. Pour terminer ce trop rapide survol, mentionnons encore l'approche féministe de la dégradation de l'environnement signée par l'historienne  des sciences Carolyn Merchant (pp.673-684). La qualité et le nombre des références bibliographiques (en plusieurs langues) sont considérables et constituent un atout non négligeable pour cet ouvrage de référence qui est un grand travail de synthèse, somme toute assez rare.
Jacques Grinevald
Commissariat Général du Plan et Documentation Française. Vol.l: "Rapport du groupe ENERGIE 2010". Rapport  de  synthèse. Environnement. Europe. 434 pages, 1991.

     Constitué au Commissariat du Plan en octobre 1989, le Groupe de Prospective "Energie" présidé par M. Michel Pecqueur, ancien administrateur du C.E.A. et ancien président d'Elf Aquitaine, a analysé les forces et faiblesses de notre système énergétique, identifié les tendances lourdes et les risques de rupture.
      Après l'exploration de notre avenir énergétique sous forme de scénarios de consommation à l'horizon 2005, il a dégagé ce que devraient être les grandes orientations de notre politique énergétique, traduites en propositions et recommandations pour les décideurs.
     Sur le fond, on trouvera dans ce rapport tout et son contraire(1), ce qui - au-delà de l'exercice de style - traduit sans doute à la fois la pluralité des intérêts contradictoires représentés, et la difficulté voire l'insolubilité du propos lui-même.
     Soulignons que sur les 39 membres de l'atelier Environnement, le C.E.A., E.d.F. et G.d.F. disposaient chacun de 2 sièges, les Pétroliers de pas moins de 5 au total,  contre 2 seulement pour le Ministère de l'Environnement; aucune O.N.G. n'était partie prenante, si l'on veut bien exclure les syndicats de cette catégorie.
     Personne ne saurait aujourd'hui nier - sauf à trahir l'existence d'intérêts particuliers - le souci de ce qu'on appelle communément les "économies d'énergie". Mais comme on ne veut pas désavouer ou même critiquer ouvertement la surcapacité électro-nucléaire de la France, le "Groupe plénier s'est prononcé très largement en faveur de la valorisation à l'exportation de notre avantage (sic) de compétitivité dans la production électrique qui profite tant à la France qu'à ses clients étrangers".


(1) Ainsi, le plutonium "reste une des rares ressources énergétiques dont pourra disposer l'humanité. Mais il est très toxique et ses descendants le sont aussi sur une longue période. Par ailleurs, il présente des risques de proliférstion des armes nucléaires". Conclusion? "Il existe 3 solutions pour fermer le cycle du Plutonium: les surgénérateurs, le combustible MELOX et le stockage"... N'oublie-ton pas la 4ème, à savoir ne pas ouvrir ce même cycle?
p.102

     Chaque lecteur pouvant donc être tenté, et apparemment justifié, de tirer la couverture dans la direction de son choix (qu'en pourront donc bien faire les politiques auxquels ce rapport est en principe destiné?), on me permettra de mettre personnellement en relief un paragraphe de la page 205 qui a peut-être le mérite de démystifier le débat: "Avec la perspective d'une population mondiale de 14 milliards d'habitants dans une centaine d'années, la poursuite d'une  croissance économique fondée sur la  même structure et la même intensité de  consommation énergétique est, à terme,  insuportable”. En d’autres termes, toute prospective de l'énergie qui se limiterait à traiter des "solutions" et même des conséquences, mais sans s'interroger sur  les causes premières et les finalités, est  vouée à la confusion puis à l'échec. Il est vrai que le point de vue cité n’est autre qu'une résolution de la Conférence scientifique tenue en 1988 à Toronto, et depuis reprise par 49 Prix Nobel et 700 académiciens américains...
     Quant aux syndicats membres du groupe de travail, leurs commentaires sont - très positivement - reproduits en annexe, où ils s'expriment de façon moins alambiquée que le rapport principal.
     - Pour la C.F.D.T(2), il y a 3 vraies priorités: la maîtrise de l'énergie, la stabilisation du marché pétrolier, l'élaboration d'une politique européenne de l'énergie, et 4 questions majeures: la flexibilité de notre système énergétique, la réduction des émissions de CO2, la modernisation de nos monopoles publics du gaz et de l'électricité, et la sécurité de nos approvisionnements. "Mais des débats essentiels ont fait défaut: comment permettre une prise en charge plus démocratique des grands choix de la politique de l'énergie? N'est-il pas plus risqué qu'avantageux de construire des centrales nucléaires sur notre territoire dans le but d'en exporter la production d'électricité?"
      - La C.G.C. "appuie fortement le parti affiché de renforcer encore l'indépendance énergétique de la France au moyen de la seule ressource dont elle dispose technologiquement et non sous forme fossile, le nucléaire civil".
     En matière de sûreté nucléaire, la C.G.C. "est opposée à la création d'une Haute Autorité qui, pour être indépendante, dérivera immanquablement vers l'incompétence, nous en voulons pour preuve les difficultés des U.S.A. avec la Nuclear Reguiatory Commission. Il serait dangereux de céder aux pressions en faveur d'une tutelle par l'Environnement qui risquerait d'aboutir, comme certains autres pays d'Europe, à l'arrêt du nucléaire en France".
     "Si une taxe à la tonne de CO2 doit voir le jour, elle ne doit pas être modulée en fonction des usages, ni à fortiori des revenus".
suite:
     - La C.C.T., elle, considère qu'un exercice de planification comme celui-ci aurait dû avoir comme vocation de rechercher les voies ouvrant un accès plus large et plus égalitaire de tous à l'énergie, sans gaspillage, dans le respect de l'environnement et des ressources de chaque nation. Telle n'a pas été la mission confiée au groupe.
     "La protection de l'environnement doit être une force industrialisante, non seulement dans les industries de dépollution, mais en développant l'investissement dans l'hydraulique et le nucléaire, énergies exemptes de rejets atmosphériques".
     "La C.C.T. reste attachée aux monopoles publics dont s'est doté notre pays, qui ont fait la preuve de leur efficacité économique et sociale".
     Enfin, pour F.O., "la production, l'exploitation et la consommation d'énergie ne sont pas une fin en soi". "Il convient d'être clair sur l'étendue et l'importance des choix de civilisation, et il n'est pas douteux que les grands équipements structurent de façon importante et durable le cadre de l'activité quôtidienne des gens".
     "On s'imagine toujours que la pollution, disons plus généralement que l'environnement industriel, est à l'origine d'un grand nombre de cancers. En réalité (...), ce facteur représente 2% de l'ensemble des cancers".
     "Pour ce qui est de l'environnement, la préoccupation d'un plausible effet de serre dû au CO2 nous a paru disproportionnée par rapport à la réalité de la menace. Nous sommes sensibles aux arguments de M. Haroun Tazieff qui affirme qu'il y a derrière certaines campagnes alarmistes d'énormes intérêts financiers, et que les hypothèses scientifiques sont délibérément transformées en prétendues certitudes". "Il faut donc se garder du catastrophisme à la mode". Tous comptes faits, je me demande si le véritable intérêt de ce rapport - certes précieux pour l'abondance et la qualité de sa documentation - ne se situe pas au second degré, dans la mesure où il témoigne que la pensée énergétique des "responsables" français ne semble pas avoir beaucoup évolué depuis 1973...
Philippe Lebreton
(2) C.F.D.T. = Confédération Française Démocratique du Travail. Née à la scission de la C.F.T.C. (Confédération Française des Travailleurs chrétiens).
C.G.C. = Confédération Générale des Cadres. D'obédience plutôt patronale.
C.G.T. = Confédération Générale du Travail. D'obédience surtout communiste.
F.O. = Force ouvrière. D'obédience plutôt socialiste.
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Analyses d'importants écrits environnementaux