Les citoyens sont amenés à vivre
dans une société où la notion de risque est pervertie
pour des raisons d'opportunisme technique, économique ou politique.
En effet, lorsqu'un promoteur, un exploitant ou un politicien veut justifier
le recours à une technologie à haut risque, il développe
un discours lénifiant destiné à convaincre le brave
citoyen qu'il a absolument besoin de cette technologie, que le risque est
extrêmement faible et que, tout bien réfléchi, la technologie
en question est au. pire un mal nécessaire.
BREF RAPPEL SUR LA NOTION DE PROBABILITE La probabilité P(1) d'occurrence d'au moins un accident au cours de la première année de fonctionnement d'une installation mise en exploitation est égale à: (1) P(1) = 1 / T où T est le temps de retour, exprimé en années. |
Exemple: Si T = 10.000 ans, nous avons:
P(1) = 1 / 10.000 = 0,0001 = 10-4 = 0,01 % c'est-à-dire qu'il y a une "chance" sur dix mille qu'un accident
au moins se produise au cours de la première année.
(2) P(n) = 1 - (1 - 1 / T)n Cette relation appelle les deux remarques suivantes:
p.75
|
Exemple: Avec les mêmes données
que ci-dessus, nous obtenons P(100) = 0,0100, c'est-à-dire
à 1 % près le même résultat qu'avec la relation
exacte (2).
(4) P(Nn) = 1 - (1 - P(n))N Dans le cas où la probabilité
P(n)
est faible et le nombre d'installations N petit, la probabilité
P(Nn)
peut être obtenue avec une bonne approximation à l'aide de
la relation linéaire simple:
DEMARCHE FONDEE ESSENTIELLEMENT SUR LA
La perversion la plus sournoise du discours
relatif au risque d'accident est celle qui consiste à assimiler
tacitement le risque d'un accident majeur à la probabilité
d'occurrence de l'événement.
(suite)
|
suite:
[...] Donc, pour arriver à une pollution radioactive de la planète qui soit vraiment sérieuse, il faudrait que la radioactivité artificielle puisse au moins concurrencer la radioactivité naturelle. Et pour obtenir cela, il faudrait produire au moins un Tchernobyl par mois pendant plusieurs années. Et on se situerait encore en deçà de la pollution traditionnelle actuelle de notre biosphère. [...] M. Borel et ses collègues [...] construisent des scénarios extrêmement improbables (environ une fois en 1 milliard d'années). [...] [...] Beaucoup de certitudes simplistes ont dû être remplacées par des formulations probabilistes. [...]" Le danger d'un tel discours réside dans le fait qu'il est répercuté dans les milieux scientifique, politique et journalistique. Quelques extraits illustrent ce fait: "Un accident nucléaire grave en Suisse? VRAISEMBLABLEMENT IMPROBABLE." (Titre dans le journal 24 heures du 20 novembre 1987, relatant le contenu d'un rapport des experts du Conseil fédéral, adressé aux Chambres.) [...] Les chances de panne sont infinitésimales [...]" (Tribune de Genève du 2 décembre 1987, relatant le contenu d'un rapport de l'EDF concernant le surgénérateur Superphénix de Creys-Malville.) [...] La probabilité d'un grave accident nucléaire en France n'est pas négligeable. Et cet aveu [...] est le fait de Pierre Tanguy, inspecteur général pour la sûreté nucléaire. Mieux, ce spécialiste éminent s'avance jusqu'à chiffrer le risque à quelques pour cents dans les dix ans à venir." (Le Canard enchaîné du 14 février 1990.) [...] La direction d'EDF souhaite actuellement améliorer par un facteur de dix la sécurité de ses centrales nucléaires." (Le Matin du 7 avril 1990.) [...] Le risque zéro n'existe pas, mais les probabilités sont tellement minces qu'il ne serait pas raisonnable de bloquer la recherche." (Journal 24 heures du 17 avril 1991, relatant, en matière de manipulations génétiques, l'avis de Mme Heidi Diggelmann, chef du Département de biologie moléculaire à l'Institut suisse de recherches scientifiques sur le cancer.) [...] Penser normalement, à propos d'un danger potentiel, c'est croire (consciemment ou inconsciemment) à un certain degré de probabilité d'apparition de ce danger. [...]" (Erich Fromm). Il est vrai que les efforts considérables de la recherche en matière de sécurité et les crédits énormes investis dans les technologies à haut risque ont diminué la probabilité d'occurrence d'un accident majeur dans une proportion remarquable. Mais le fait d'invoquer seulement la faible valeur de la probabilité d'occurrence pour laisser croire que le risque est négligeable, est une imposture déguisée en argument pseudoscientifique. Tout d'abord, rappelons que les calculs de probabilité s'appuient sur des modèles qui ne peuvent être que grossiers par rapport à la réalité, étant donné l'extrême complexité des phénomènes en jeu. Ils sont donc forcément entachés d'incertitudes, d'erreurs. et d'omissions qui rendent les résultats sujets à caution, pour ne pas dire totalement illusoires. Ajoutons que les calculs de probabilité sont fondés sur la loi des grands nombres. Selon cette loi, dire qu'un événement ne se produira que 1 fois en 100.000 ans n'a de sens que si l'on considère une période de temps suffisamment longue pour pouvoir faire des moyennes, par exemple 10 millions d'années. p.76
|
D'ailleurs, selon la même loi, il est impossible
de prévoir les dates auxquelles les événements sont
susceptibles de se produire. En conséquence, malgré la très
faible probabilité avancée, un accident majeur peut se produire
à tout moment, c'est-à-dire demain, dans un mois, dans dix
ans.
En fait, le risque dépend d'un autre facteur essentiel qui est l'ampleur de l'accident et de ses conséquences, aussi bien dans l'espace que dans le temps. Cette ampleur peut être exprimée en nombres de malades, de blessés, d'invalides et de morts de façon immédiate ou différée, en dégât matériel aux biens, aux bâtiments et aux infrastructures, enfin en contamination du territoire, en pollution de la Biosphère et en dégradation de l'environnement. Il est donc fallacieux de laisser croire aux citoyens qu'une technologie à haut risque n'est pas dangereuse en arguant du fait que la probabilité d'occurrence d'un accident majeur est très faible, si cet accident entraîne, lorsqu'il se produit, une catastrophe affectant une grande partie de la Planète et causant des dizaines de milliers de morts d'une façon immédiate ou différée. DEMARCHE INTRODUISANT L'AMPLEUR D'UN ACCIDENT, MAIS DE FAÇON INACCEPTABLE (fig.l) Certains spécialistes bien intentionnés ont introduit l'ampleur de l'accident dans la notion de risque en définissant le risque R comme étant le produit de la probabilité d'occurrence P et de l'ampleur A de l'accident, selon la relation simple: (6) R = P x A Quelles que soient les unités employées
pour l'ampleur A,
(7) P x A <= Rmax Le diagramme de la figure 1 comporte en abscisse l'ampleur A et en ordonnée la probabilité P d'occurrence d'un accident. Dans un tel diagramme, la relation (7) permet de départager la surface en deux zones séparées par une courbe (hyperbole équilatère) correspondant à la relation: (8) P x A = Rmax = Constante La zone blanche du diagramme correspond aux
technologies acceptables et la zone grise aux technologies inacceptables,
cela en vertu du consensus établi.
(suite)
|
suite:
Corrélativement, si nous considérons une technologie pouvant conduire à un accident majeur de probabilité Px, la mise en oeuvre de cette technologie ne peut être autorisée qu'à la condition que l'ampleur Ax de cet accident soit inférieure à la valeur limite Axlim donnée par la courbe (point X toujours dans la zone blanche). Cette deuxième démarche constitue certes un progrès par rapport à la première, car elle introduit la notion d'ampleur dans le discours. En principe, elle exprime le fait que la probabilité maximale Pxlim que nous sommes en mesure d'accepter doit être d'autant plus faible que l'ampleur Ax de l'accident est importante, selon la relation: (9) Pxlim = Rmax / Ax= Constante / Pxlim Ainsi, nous organisons notre vie de façon
que la probabilité de nous casser une jambe soit plus faible que
celle d'attraper un rhume et que la probabilité de mourir dans un
accident de varappe, de voiture ou d'avion soit encore plus faible. Il
est important de remarquer que ces risques ont un caractère individuel,
car ils ne touchent qu'un nombre restreint de personnes et que chacun peut
décider de faire de la varappe, de circuler sur une autoroute ou
de monter dans un avion. De plus, ils ont un caractère limité
dans l'espace et dans le temps. En revanche, les risques d'accidents
majeurs ont un caractère collectif, car ils touchent un grand
nombre de personnes, et il est pratiquement impossible à un individu
de s'y soustraire (centrales et armes nucléaires, armes chimiques
et biologiques,
p.77
|
Il n'est pas étonnant que des centrales nucléaires telles
que celle de Tchernobyl aient pu être construites, puisque avec la
logique ci-dessus le point correspondant serait sans doute tombé
dans la zone blanche du diagramme de la figure 1. De même,
les promoteurs des surgénérateurs nucléaires entendent
imposer aux citoyens l'exploitation du Superphénix de Creys-Malville,
malgré l'horreur consécutive à un accident majeur
avec rupture du confinement et projection des produits radioactifs dans
l'environnement. En fait, ils utilisent tacitement la même logique,
exploitant le fait que le point correspondant peut être situé
également dans la zone blanche de la figure 1.
En conséquence, il faut dénoncer sans concession l'usage et l'abus des expressions citées ci-dessus, telles que: "très improbable", "pratiquement impossible", "pratiquement exclu", "extrêmement improbable", "chance infinitésimale", "probabilité tellement mince", "vraisemblablement improbable", etc. Ces expressions n'ont aucune signification scientifique ou technique. Le terme "improbable" est particulièrement ambigu. S'agit-il d'une probabilité nulle? Tout ce fatras n'a d'autre but que d'insinuer sournoisement que nous sommes en présence du "risque zéro". On peut comprendre, sans les excuser, que des politiciens et des journalistes se laissent prendre à ce jeu trompeur. Mais, nous trouvons indigne de la part d'un scientifique exerçant de hautes responsabilités de se laisser aller à user et abuser d'un tel jargon. DEMARCHE INTRODUISANT LA NOTION
Afin d'évaluer correctement le risque
d'un accident majeur, nous proposons d'introduire la notion d'ampleur
maximale acceptable pour les citoyens et tolérable pour la Biosphère,
cela indépendamment de la probabilité d'occurrence de l'accident.
(suite)
|
suite:
On est bien loin de l'égoïsme et de la courte vue dont témoigne le discours de M. Prêtre lorsqu'il dit qu'un accident nucléaire majeur" [...] pour notre consolation, se produira plutôt dans un pays où les autorités de sécurité nucléaire ont tendance à être coulantes ou complaisantes [...]", et encore que "[...] pour arriver à une pollution radioactive de la planète qui soit vraiment sérieuse [...], il faudrait produire au moins un Tchernobyl par mois pendant plusieurs années. [...]". Nous voudrions que M. Prêtre sache que ses propos, non seulement ne nous consolent pas du tout, mais nous affligent au delà de ce que nous nous permettrons de dire ici. La courbe limite, devant passer par les points P = 0 pour A = Amax et P = l00% pour A = 0, peut être tracée comme indiqué dans la figure 2. Pour cela, nous proposons d'utiliser la relation: (10) 1 / P = 1 + 1 / (Rmax (1/A - 1/Amax)) Certes, on peut discuter à perte de
vue sur l'ampleur réelle de l'accident de Tchernobyl, ainsi que
sur l'ampleur possible d'un accident majeur au surgénérateur
Superphénix de Creys-Malville. Mais une chose est certaine: lors
des discussions et des débats auxquels nous avons eu le privilège
de participer, nous avons pu constater que l'ensemble des participants,
y compris les pronucléaires notoires, ont toujours été
d'accord d'admettre que le point représentatif de l'accident de
Tchernobyl tombait dans la zone grise du diagramme de la figure 2.
Il nous paraît évident que le point représentatif d'un
accident majeur au surgénérateur Superphénix de Creys-Malville
tomberait également dans la zone grise. Cette assertion trouve sa
pleine justification dans les très nombreuses études qui
ont été publiées sur ce sujet et qu'il n'est pas question
de reproduire ici.
p.79
|
Dans la revue Les cahiers de l'électricité
de septembre 1992, Monsieur Serge Prêtre a publié un article
intitulé "Contagion mentale ou conscience des risques? La perception
symbolique
du nucléaire".
(suite)
|
suite:
Il fait penser à ces gens prisonniers d'un système, qui non seulement refusent toute remise en question, mais occultent la réalité des faits afin de ne rien perdre de leur petit confort et de leurs certitudes étriquées. Je tiens à dénoncer le caractère totalitaire des propos de M. Prêtre. Répandre l'opinion que les victimes atteintes dans leur chair et leur vie par l'accident de Tchernobyl, ainsi que les personnes sensibilisées par l'horreur de l'événement, sont ravagées par la "radiophobie" est une imposture. En effet, ces propos balayent d'un revers de manche les innombrables témoignages de scientifiques, de techniciens et de citoyens, notamment d'Uliraine, de Biélorussie et de Russie, qui ont décrit et analysé les conséquences dramatiques de l'événement. Les propos en question tendent à insinuer que toutes les personnes conscientes de ce drame planétaire sont de dangereux psychopathes qu'il convient d'écarter des responsabilités et de pousser vers des traitements de nature psychiatrique. Après tout, n'est-ce pas à l'aide de la même logique que les dissidents de l'ancien régime soviétique ont été enfermés dans des asiles psychiatriques? Enfin, le discours de M. Prêtre montre qu'il n'a rien compris à l'écologie. Il n'a pas compris que la conscience écologique, loin d'être fondée seulement sur une "énorme peur" de notre mort individuelle, est fondée bien davantage sur la crainte de la mort de la Planète, donc de l'Humanité toute entière. Elle exprime, non pas l'égoïsme et l'angoisse, mais au contraire la générosité et la tendresse à l'égard des générations futures. CONCLUSION Dans notre monde de haute technicité,
le discours de ceux qui entendent réduire la notion de risque à
celle de probabilité n'est plus acceptable. Nous défendons
l'idée que la notion de risque est beaucoup plus vaste que celle
de probabilité. Nous pensons qu'il faut absolument prendre en considération
l'ampleur des accidents susceptibles de survenir lors de l'exploitation
de technologies à haut risque.
p.80
|