En janvier dernier, au téléphone,
l'économiste madrilène José Manuel Naredo, l'instigateur
de l'édition espagnole de The Entropy Law and the Economic Process,
pour
laquelle il m'a demandé d'écrire une préface, m'annonça
qu'un ami physicien de retour des Etats-Unis lui avait dit que Georgescu-Roegen
était mort. A quelle date? En octobre, peut-être. Je fus
envahi par cette mélancolie de l'irrévocable qui accompagne
le deuil d'une relation affective et intellectuelle exceptionnelle, plus
vivement encore que par le sentiment du temps irréparable qui fuit
et qui s'appelle, en physique, l'entropie. J'avais vécu avec l'idée,
somme toute assez rassurante, qu'à sa mort au moins on rendrait
hommage au grand Georgescu-Roegen, qu'on reconnaîtrait enfin l'ampleur
d'un héritage intellectuel encore à peine reconnu. Mais non,
illusion perdue, rien dans la presse! Georgescu-Roegen avait disparu sans
bruit, comme un simple morlel. Sans être inattendue, la nouvelle
de son décès me plongea dans une perplexité accablante.
Cela me semblait invraisemblable. Ivo Rens partagea mon désarroi,
me suggérant même un soupçon d'incrédulité
vis-à-vis d'une telle nouvelle non confirmée. Rien dans la
presse? Comment affirmer une chose pareille dans l'inflation des mass médias!
Ne sommes-nous pas submergés par la loi de Gresham de l'information:
la mauvaise chasse la bonne! C'est sans doute cela, en l'occurrence, l'entropie
de l'information! Je lis pourtant beaucoup, je consulte régulièrement
de nombreuses revues scientifiques. J'ai donc vérifié encore
une fois. J'ai fouillé dans la presse américaine et les revues
susceptibles de contenir une nécrologie. Peine perdue. J'ai passé
des heures à consulter une quantité invraisembable de périodiques
qui tous ignoraient superbement Georgescu-Roegen.
Comment, l'auteur de The Entropy Law and the Economic Process, cet ouvrage fondamental qu'on devrait considérer comme aussi important, aussi révolutionnaire, dans l'histoire de la pensée scientifique occidentale que le livre de 1543 de Copernic ou celui de 1559 de Darwin, n'avait droit à aucun hommage le jour de ses funérailles? La blessure narcissique de la découverte de la signification bioéconomique de la loi de l'entropie est-elle donc si terrible pour l'orgueil de l'esprit humain qui se dit moderne? (suite)
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Rien dans Le Monde. Personne ne se soucie de la révolution bioéconomique qui pourtant éclaire d'une manière fulgurante la crise écologique de notre croissance économique depuis la révolution thermo-industrielle dans laquelle l'Occident a désormais embarqué l'ensemble de l'humanité. C'est finalement un téléphone au Département d'économie de l'université Vanderbilt qui me donna l'information précise que je cherchais en vain. Mon émotion en reste encore vive, difficile à exprimer. Je me sens comme enragé et je ne décolère pas contre cette forteresse du silence qui a recouvert la sépulture de Nicholas Georgescu-Roegen. Il était pour moi, et pour bien d'autres dans le monde, un phare, d'une puissance exceptionnelle, dans la brume et la tempête de cette fin du XXe siècle. Plus qu'aucun autre, il m'enseigna l'économie et la distinction fondamentale entre une vie riche et une vie de riche. On a tort de présenter Georgescu-Roegen comme un Malthusien d'un pessimisme excessif, alors qu'il est l'un des rares scientifiques de l'économie politique et de l'écologie politique qui a souligné la véritable finalité immatérielle de l'activité bioéconomique: la joie de vivre, the enjoyment of life. En date du 14 janvier, j'ai rédigé un texte assez bref (pour qu'il soit lu!) pour mes collègues de l'IUED, et je l'envoyai également à une cinquantaine de personnes, aux quatre coins de la planète, espérant contribuer ainsi, bien modestement à ce que la nouvelle fasse lentement le tour du monde. Certes, il ne faut pas s'attendre à beaucoup de fleurs sur la tombe d'un hérétique, mais tout de même! Stefano Zamagni, professeur d'économie à l'Université de Bologne et fervent admirateur de Georgescu-Roegen m'écrivit: "c'est un scandale". Diana Schumacher, ma correspondante de la Schumacher Society en Angleterre, m'envoya une lettre émouvante. D'italie, Silvana de Gleria me fit part d'une semblable émotion. Elle était aussi furieuse que moi du silence de la corporation des économistes. p.149
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Curieusement, je n'ai toujours pas reçu de réactions
d'Herman Daly, d'habitude si courtois, ni de l'International Society for
Ecological Economics. L'ami Jean-Paul Deléage décida immédiatement
de publier dans la revue Ecologie politique qu'il dirige en France
mon petit texte, que voici:
Nicholas Georgescu-Roegen est mort aux Etats-Unis, à Nashville (Tennessee), le 30 octobre 1994, à l'âge de 88 ans. La disparition du principal dissident de la science économique de l'Occident et du père de la "révolution bioéconomique" (qui fonde l'économie écologique sur la réconciliation de la théorie économique avec la biologie évolutive, l'écologie et la thermodynamique, la plus économique des sciences de la nature), est curieusement passée inaperçue. Il y a manifestement des idées hérétiques qui ne passent pas sur les "autoroutes de la communication". En 1985, N. Georgescu-Roegen, "Distinguished Professor Emeritus" de L'Université Vanderbilt (Nashville), avait démissionné de la prestigieuse American Economic Association, qui l'avait honoré en 1972 du titre de "Distinguished Fellow" (American Economic Review, juin 1972, LXII, no 3, frontispiece). Contrairement donc à l'attente d'une minorité hétérodoxe, et notamment des rares économistes de sensibilité écologique qui ne confondent pas développement et croissance, développement et industrialisation, science et arithmomorphisme, physique et vision mécaniste du monde, il n'aura pas eu le prix Nobel (le prix de sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel) qui a déjà récompensé la plupart des "éminents économistes" avec lesquels il collabora. Né le 4 février 1906 à Costanza, au Nord de la mer Noire, cette «arrière-pensée de la Méditerranée», au sein d'une modeste famille roumaine, Nicolas Georgescu, mathématicien très précoce, est devenu tardivement le grand Nicholas Georgescu-Roegen, essentiellement à la suite de la publication de son livre fondamental The Entropy Law and the Economic Process (Harvard University Press), en 1971, qui développait des idées déjà exprimées en 1966 dans Analytical Economics: Issues and Problems (Harvard University Press). Il précisa ensuite les implications pratiques de ses thèses hérétiques dans de nombreuses contributions, et tout particulièrement dans son plus célèbre article iconoclaste, "L'énergie et les mythes économiques", Southern Economic Journal (janvier 1975), qui donna son titre à son dernier livre Energy and Economic Myths: Institutional and Analytical Economic Essays (New York, Pergamon, 1976). En français, sa bioéconomie a été présentée dans un petit livre de 1979 intitulé Demain la décroissance: entropie-écologie-économie, traduit et préfacé par Ivo Rens et Jacques Grinevald (Lausanne, Editions Pierre-Marcel Favre). Une deuxième édition revue et augmentée va bientôt paraître à Paris, aux éditions Sang de la terre. (suite) |
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J'ai eu le privilège de devenir, à partir de 1974, l'un de ses plus proches amis. Je n'ai cessé d'approfondir son enseignement, qui est difficile, mais aujourd'hui je suis plus convaincu que jamais de son importance pour l'avenir de l'humanité. Le silence qui entoura son décès m'attriste tout autant que sa disparition. Nicholas Georgescu-Roegen était un savant et un philosophe hors du commun; l'un des plus grands penseurs non-conformistes du XXe siècle. Il laisse un immense héritage, dont on n a même pas encore pris conscience, particulièrement pour les spécialistes de l'économie et de la sociologie du développement. *** Encore quelques mots. En octobre 1976, alors que l'Université Vanderbilt célébrait avec une solennité exceptionnelle son centenaire, cette prestigieuse institution académique américaine fit du "Distinguished Professor of Economics" Nicholas Georgescu-Roegen son héros du jour. Le Chancelier de l'Université, Alexandre Heard, fit l'éloge de Georgescu (comme on l'appelait en Amérique): "a very thorough man of the academy, a rigorous intellect, a demanding and meticulous teacher. He is our Centennial intellect. He is worthy of this century and this university, and any century and any university." (Jean Crawford, "A Prophet With Honors", Vanderbilt Alumnus, 1976, 61(2), pp.12 14, 40-41). En l'honneur du professeur Georgescu, trois de ses anciens élèves devenus professeurs d'économie, Anthony N. Tang, Fred M. Westfield et James S. Worley, organisèrent à Vanderbilt une conférence intitulée "Economics; A New Look", les 22-25 octobre 1975, avec la participation de plusieurs anciens présidents de l'American Economic Association, Kenneth E. Boulding (1910-1993) et Joseph J. Spengler, et des prix Nobel d'économie, Paul A. Samuelson, Jan Tinbergen (1903-1994), Sir John R. Hicks (1904-1989) et Simon Kuznets (1901-1985). La célébrité de Georgescu-Roegen fut en effet à son zénith aux Etats-Unis dans la première moitié des années 70, à la suite de la publication de son maître livre The Entropy Law and the Economic Process. En rendant compte de ce livre dans la prestigieuse revue Science, le 10 mars 1972, Kenneth Boulding écrivit: "If [...] the right 500 people were to read it, science perhaps would never be quite the same again." Dans cette même revue scientifique, Nicholas Wade publia, le 31 octobre 1975, un important article intitulé "Nîcholas Georgescu-Roegen: Entropy the Measure of Economic Man", qui fut repris dans plusieurs anthologies environnementalistes. En France, dans un article intitulé "Californie: la révolution américaine recommencée", publié dans Le Nouvel Observateur du 10 mai 1976, André Gorz (sous le pseudonyme Michel Bosquet) a écrit: "Nicholas Georgescu-Roegen n'est encore connu que d'un public restreint. Quand il aura reçu - simple question de temps, dit le Scientific American - le prix Nobel, tout le monde saura que cet économiste, d'origine roumaine, professeur à l'université de Virginie, insiste depuis une dizaine d'années sur l'incapacité de la théorie économique à intégrer la réalité écologique: Parler du coût de ressources non renouvelables ou de destruction irréparables est un non-sens [...]. p.150
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L'un des problèmes écologiques les plus importants
est de distribuer sur toutes les générations à venir
un stock de ressources limitées. L'économie les gère
seulement à l'échelle d'une seule génération."
Tous les économistes, y compris ceux du Club de Rome, ont oublié
à ce jour qu'un stock de ressources limitées s'épuise
inexorablement "même si leur consommation cesse de croître,
voire si leur consommation diminue" (article repris dans son livre Ecologie
et politique, Seuil, collection Points, 1978).
Dans la récente littérature historico-biographique sur les principaux économistes contemporains, Nicholas Georgescu-Roegen occupe désormais une place incontestable, mais problématique. Signalons ici le Biographical Dictionary of Dissenting Economists (Aldershot, Hants, Edward Elgar, 1991, pp.179-187) publié par Philip Arestis et Malcolm Sawyer; les ouvrages biographiques de Mark Blaug (notamment Great Eonomists Since Keynes: An Introduction to the Lives and Works of One Hundred Modern Economists, Brighton, Wheastsheaf, 1985, pp.71 72); le fameux New Palgrave. A Dictionary of Economics édité par John Eatwell, Murray Milgate et Peter K. Newman (Londres, Macmillan, New York, Stockton, 1987, volume 2, pp.515-516); le volume 2 de Recollections of Iminent Economists édité par Jan A. Kregel (Londres, Macmillan, New York Press, 1989, pp 99-127), l'ouvrage collectif édité par Michael Szenberg, Eminent Economists: Their Life Philosophics (Cambridge University Press, 1992, pp.128-159); |
et, en France, l'excellent ouvrage de Michel Beaud et Gilles Dostaler,
La
pensée économique depuisKeynes: Historique et Dictionnaire
des principaux auteurs (Paris, Seuil, 1993, pp.317-319). On trouvera
une bibliographie plus complète dans la réédition
de Demain la décroissance.
Hélas, dans la récente littérature critique qui fait le point sur l'économie du développement, l'oubli de GeorgescuRoegen est plus qu'une négligence, c'est une lacune qualifiée. On refuse, on ne comprend pas, ou, à proprement parler, on refoule cette critique radicale de l'industrialisme et du dogme de la croissance économique. Les lecteurs de Stratégies énergétiques Biosphère & Société n'ignorent pas ce que le nom de Georgescu-Roegen représente puisqu'il n'y a pas un seul numéro de cette revue interdisciplinaire qui n'ait fait référence à ses travaux. Le numéro d'octobre 1992 de SEBES consacra tout un article à "La révolution bioéconomique de Nicholas Georgescu-Roegen. A propos de la première conférence internationale de bioéconomie à Rome les 28-30 novembre 1991". Les lecteurs intéressés sont cordialement invités à nous faire part de leurs commentaires. Dans un prochain numéro nous tenterons de faire le point sur ce que j'ai appelé, dans le numéro 51 de la Revue européenne des sciences sociales (Cahiers Vilfredo Pareto), "l'affaire Nicholas Georgescu-Roegen". p.151
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