LE DROIT INTERNATIONAL 
FACE A L'ETHIQUE
ET A LA POLITIQUE DE
L'ENVIRONNEMENT


LITTERATURE
Lu jadis

Albert CAMUS, «Combat du 8 août 1945» in Essais, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1977, pp. 291-293.

     Albert Camus est né le 7 novembre 1913 à Mondovi (département de Constantine de l'Algérie alors française). A la suite du décès de son père tué en France durant la Première guerre mondiale, il est élevé par sa mère dans le quartier populaire de Belcourt à Alger et connaît la pauvreté. Adolescent studieux, passionné de théâtre, il poursuit ses études tout en effectuant divers travaux. En 1930, il souffre des premières atteintes de la tuberculose mais poursuit néanmoins ses études jusqu'à l'obtention du diplôme d'études supérieures. Il traite des rapports de l'hellénisme et du christianisme à travers les oeuvres notamment de Plotin et de Saint-Augustin. De son adolescence et de sa jeunesse, Camus retiendra deux images essentielles. D'une part le double signe de la pauvreté matérielle et de l'éclat du soleil: «la misère m'empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l'histoire; le soleil m'apprit que l'histoire n'est pas tout». D'autre part, la maladie lui apprend qu'il est seul et lui permet de prendre conscience de la nature mortelle de l'homme.
     Durant la Seconde guerre mondiale, Camus prend la direction du journal de la résistance Combat. Ses éditoriaux et ses articles atteignent par leur valeur et la portée de leur contenu une dimension exemplaire. En prise directe avec l'histoire en train de se faire, ils affirment le désir de liberté et de justice et la nécessité du dialogue. Laissant une oeuvre philosophique, romanesque et théâtrale cou
ronnée par le prix Nobel de Littérature en 1957, Camus meurt dans un accident de voiture en 1960.

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     Dans le journal Combat du 8 août 1945, Camus fait part de sa réaction à la suite du bombardement atomique d'Hiroshima du 6 août 1945 et exprime en premier lieu sa révolte: indignation contre l'amoralité du monde occidental soumis à une logique absurde qui ne délivre l'homme d'une tyrannie que pour l'asservir à une autre et ériger la terreur en principe au nom de la liberté. C'est aussi une rébellion contre les médias qui banalisent et «célèbrent »ce qui est tragique et dissertent au lieu d'informer, et contre la prétendue neutralité de la science face aux implications politiques, écologiques et morales que peuvent avoir ses découvertes. En second lieu, ce texte est un appel, un cri d'alarme en vue d'une prise de conscience de l'ampleur des conséquences et des suites probables de cet événement. C'est une invitation à «quelques réflexions et beaucoup de silence».
     L'intérêt du texte de Camus est double: il dégage non seulement la position de l'auteur face à des événements - en l'occurrence le nucléaire et la terreur - et face à l'ensemble de leurs implications sur l'espèce humaine, mais encore il met en évidence sa vision globale de la société et les remèdes qu'il envisage pour sa survie. La révolte qui se dégage du texte revêt plusieurs formes et est d'abord dirigée contre les médias et «la civilisation mécanique [qui, par le bombardement d'Hiroshima, venait] de parvenir à son dernier degré de sauvagerie».
     En ce qui concerne les médias, rappelons que Camus, journaliste, connaît particulièrement bien ce milieu et ses règles de déontologie. Le reproche qu'il leur adresse est précisément de ne pas respecter ces règles. 
 p.251

Au lieu de traiter et d'enregistrer les événements et les découvertes «selon ce qu'elles sont», de les «[annoncer] au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin», les médias les banalisent, les accompagnent «d'une foule de commentaires enthousiastes», dissertent élégamment «sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût» et, surtout, ils «[entourent] ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique».
     Par ailleurs, la révolte de Camus pose la question de la responsabilité des hommes de science face à leurs découvertes et face à l'utilisation qui en est faite avec les conséquences politiques, écologiques et morales qui en découlent. Finalement, l'absence d'éthique est le reproche fondamental de Camus à l'égard des scientifiques.
     La révolte de Camus - qui conserve toute son actualité - est un appel à une remise en question de la société et de son fonctionnement. «Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui à toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance.» Des remèdes, ils n'en existent qu'un seul; la raison qui veut la paix, «seul combat qui vaille d'être mené». Cependant, il ne s'agit pas de n'importe qu'elle paix, mais d'une paix qui plaide «en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel Etat». Il va falloir «choisir définitivement entre l'enfer et la raison».
     Ce très court texte d'Albert Camus - trois pages - a une portée à la fois politique, morale et véritablement écologique, bel exemple du penseur «visionnaire révolté».
Pascal Marclay, Genève
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Albert SCHWEITZER, Paix ou guerre atomique, Ed. Albin Michel, Paris, 1958, 60p.

     Depuis 1945, année de Hiroshima et de Nagasaki, l'humanité vit dans la hantise d'une guerre nucléaire. Vu les «progrès» atteints concernant le perfectionnement des armes nucléaires - pour autant que l'on puisse parler à ce sujet de «progrès» - toutes les hypothèses, tous les scénarios de conflagration nucléaire sont possibles et comportent inéluctablement des conséquences désastreuses. Bien que les contextes social, politique et économique aient changés, la problématique de l'utilisation militaire du nucléaire garde toute sa pertinence et, dans le fond, reste la même.
     Publié en 1958, Paix ou guerre atomique d'Albert Schweitzer constituait un avertissement explicité en trois chapitres intitulés «Appel». En tant qu'avertissement, l'ouvrage est une analyse simple et précise des implications et des risques médicaux, chimiques, physiques, politiques et écologiques du nucléaire pour l'espèce humaine et son environnement. Ce texte protestait contre les essais d'armes atomiques et plus généralement prenait position en faveur de l'abandon de telles armes tenues pour incompatibles avec la survie d'une société libre.
     Le premier «Appel» posait la question du «péril que constitue pour toute l'humanité la contamination de l'atmosphère par les particules radioactives issues des explosions expérimentales», et relatait des divergences sur le sujet entre les scientifiques dans un premier temps puis, dans un second temps, entre les scientifiques et les Etats. Le tout, dans le but d'amener une prise de conscience de la nécessité d'une renonciation définitive et « immédiate aux explosions expérimentales [et d'envisager] une atmosphère favorable aux négociations sur l'interdiction de l'usage des armes nucléaires».

p.252

     Schweitzer écrivait alors: « Le moment est venu de comprendre et de reconnaître que le problème de la continuation ou de la cessation des explosions expérimentales est de la compétence du droit des gens. C'est l'humanité tout entière qui est mise en péril par ces essais. C'est elle qui exige leur cessation. Tout l'y autorise. [...] Il ne reste pas de temps à perdre. Il n'est pas admissible que le danger soit encore augmenté par de nouvelles explosions.»
     Dans le deuxième «Appel», Schweitzer montrait combien «nous sommes obligés aujourd'hui de compter avec la menace atomique». Il en expliquait l'origine et décrivait ce qui arriverait au cas où elle viendrait à se réaliser. Cet appel, pessimiste à l'extrême, l'auteur le fit en vue d'une prise de conscience de la fragilité de la situation, l'enfer qu'elle signifiait pour l'humanité, et plus particulièrement pour les Européens, alors soumis au bon vouloir des grandes puissances détentrices de l'arsenal nucléaire et de ses stratégies. Selon l'auteur, l'unique moyen, la seule échappatoire, consistait en une renonciation aux armes nucléaires car une paix garantie que par ces dernières est intolérable.
     Le troisième et dernier appel de l'ouvrage invitait les nations détentrices de l'arme nucléaire (à l'époque les Etats-Unis, l'Union soviétique et l'Angleterre), et elles seules, à des négociations au sommet en vue d'une renonciation aux armes atomiques. «Les essais atomiques et l'emploi d'armes nucléaires portent en eux-mêmes les motifs absolument contraignants de leur arrêt et de leur suppression.[...] Ils constituent en effet les pires violations imaginables du droit des gens. [...] Les essais mettent en danger dès le temps de paix la santé et la vie des hommes.» Enfin les armes nucléaires, dans le cas de leur utilisation, «sont une infraction bien plus grave encore au droit des gens, parce qu'elles rendront inhabitables les territoires neutres par une augmentation énorme de la radioactivité et parce qu'elles sont un non-sens et une horreur au-delà de toute imagination, et mettent en question l'existence même de l'humanité».
     On comprend les remous que pouvait susciter une telle prise de position à l'époque où la course aux armes nucléaires n'en était encore qu'à ses balbutiements. 
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Et même si les propositions semblent pertinentes, elles apparaissent rétrospectivement utopiques au regard du déroulement des événements des cinquante dernières années. Toutefois, force est de reconnaître la dimension écologique prémonitoire de cet ouvrage qui fut bel et bien perçue comme telle, notamment par Rachel Carson qui, en 1962, mit en exergue de Suent Spring cette citation d'Albert Schweitzer: «L'homme a perdu l'aptitude à prévoir et à prévenir; il finira par détruire la Terre.»
Pascal Marclay, Genève
Henri GUIITON, Entropie et gaspillage, Ed. Cujas, Paris, 1975, 165 p.

     Il y a vingt ans, en 1975, Henri Guitton publiait un petit livre, aujourd'hui injustement oublié: Entropie et gaspillage. Bien que rédigé au sortir des «trente glorieuses», période durant laquelle la dissipation des ressources naturelles avait commencé d'être dénoncée, il ne s'agit nullement d'un ouvrage de circonstance mais bien au contraire d'un texte dont la pertinence demeure entière et qui, de ce fait, mérite d'être lu ou relu. D'où cette recension qui se propose moins d'en présenter un résumé que de souligner quelques-uns des axes qui le structurent.
     Après un premier chapitre relatif au concept d'entropie physique, le deuxième est consacré à l'étude de la notion de gaspillage. Henri Guitton, au rebours de l'opinion dominante selon laquelle la science économique doit demeurer étrangère à toute préoccupation éthique, avance que les économistes ne se sont guère consacrés à l'analyse du gaspillage «probablement parce que le gaspillage est un problème moral qui ne paraît pas être fondamental quand on fait de l'économie une attitude qui ne veut pas s'occuper de finalité, et que [...] pour qu'il en soit autrement, il faut que les épreuves s'abattent sur l'humanité» (pp. 39-40). Toutefois, la notion de gaspillage ne va pas de soi. Il peut s'agir, dans une première acception, d'une «dépense au hasard, sans but, sans calcul» (p.41), d'une destruction sans contrepartie créatrice. 

p.253

Mais comme il est bien souvent difficile d'affirmer - ainsi que le montrent l'Evangile de Marc, chapitre 14, versets 3 et suivants, et la théorie keynésienne! - qu'un acte, fut-il de gaspillage, est dépourvu de finalité, on peut retenir une seconde définition dans laquelle «le gaspillage ne serait pas une destruction définitive, sans appel [.. ] mais plutôt une interruption [...], une utilisation incomplète des biens [...],un avortement d'utilité «(pp. 43-44), le gaspillage étant alors défini comme un degré de non-utilisation. Après avoir finement montré que le Livre des Rois (livre I, chap. 17 et livre. Il, chap. 4) constitue une allégorie... de la théorie keynésienne, Henri Guitton consacre la suite du chapitre au gaspillage des ressources, de l'espace, des hommes (le chômage) et du temps et insiste sur l'utilité d'un recours aux activités de récupération.
     Dans le troisième chapitre, l'auteur intègre l'entropie à l'analyse économique en développant le thème selon lequel le processus économique est à la fois entropique et néguentropique. L'équilibre de la théorie économique est alors rapproché de l'entropie physique. Henri Guitton met ensuite en évidence que le monde de l'onérosité - auquel appartient l'acte économique - est celui de la bipolarité tandis que le monde de la gratuité est celui de l'unilatéralité. Face à la question de la «valorisation du gratuit» (p. 93), il convient de faire le départ entre la «valeur métaphysique» de ce qui est au-delà de la mesure (la vie humaine) et la valeur des choses qui n'ont pas de prix mais pourraient en avoir un (un paysage, un monument). Notant que la conquête spatiale a fait prendre conscience à l'humanité de la valeur du gratuit terrestre, l'auteur se révèle sceptique concernant l'évaluation de ce dernier et indique que s'il faut évoquer les calculs récapitulant ce gratuit, ceux-ci ne sauraient avoir qu'un sens symbolique et éducatif avant de souligner qu'«il faut donc bien savoir poser le problème du gratuit [mais que] sous son aspect formel il est insoluble, [que] l'incommunicabilité des deux mondes est inéluctable [et qu'] il faudra toujours se contenter de jeter entre eux, çà et là, quelques passerelles» (pp. 95-96).
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Passerelles dont l'existence est cependant essentielle dans la mesure où existe une «ruse de la gratuité» qui fait qu'une ressource libre est toujours gaspillée. Face à ces problèmes, l'économiste doit donc se situer dans l'entre-deux de l'onéreux et du gratuit, du calcul et de la grâce.
     Dans le dernier chapitre, consacré aux leçons de l'entropie, Henri Guitton, parallèlement à de nombreuses réflexions sur les notions d'exactitude ou de temps, appelle à la promotion d'une croissance qualitative et à l'enrichissement du concept d'équilibre.
     En conclusion, on trouve notamment une réflexion sur l'insuffisance du modèle mécaniste d'explication du monde face à l'idée d'une nouvelle croissance organique.
     Au moment où, face à la montée du sous-emploi et des périls écologiques, la science économique s'abîme dans les arcanes de l'«irréalisme des hypothèses», la contemplation narcissique de l'équilibre général et le perfectionnement obsessionnel d'un formalisme sans rivages, la lecture d'Entropie et gaspillage s'impose. Car l'un des mérites principaux de cet ouvrage est de mettre en évidence la nécessité pour l'économiste d'ouvrir sa réflexion à des domaines et à des concepts qu'une vision étroite de notre discipline qualifie avec désinvolture de non économiques. Qu'un économiste du renom de Henri Guitton (à qui la Revue d'Economie Politique, Sirey, Paris, a consacré un supplément à son no 6/1994) ait relevé, et combien brillamment un tel défi constitue pour tous les économistes soucieux de la fidélité de leur discipline à son objet, un exemple à méditer et, bien sûr, à imiter.
Jean-Paul Maréchal, Rennes
p.254

Ouvrages récents
Riane EISLER, Le Calice et l'Epée, traduit de l'anglais par Eléonore Bakhtadhzé, R. Laffont, Paris, 1989, 302 p.

     Riane Eisler se profile, dans son ouvrage Le Calice et l'Épée, paru en 1987, comme un auteur interdisciplinaire. En effet, elle s'appuie sur des travaux de divers scientifiques, tels que des archéologues, des anthropologues, des physiciens, des chimistes..., qu'elle semble concilier avec talent. L'originalité de son ouvrage ne réside pas seulement dans cette approche, mais également dans sa perception de l'histoire de l'humanité, en rupture avec un évolutionnisme classique, puisqu'elle suggère une discontinuité historique importante, notamment dans les relations entre hommes et femmes. Riane Eisler a exhumé un passé enfoui où régnait une harmonie au sein du genre humain, entre les moitiés féminine et masculine. A l'instar d'autres scientifiques, elle a mis en évidence des civilisations du paléolithique et du néolithique fonctionnant sur une logique de non domination, en fait, très éloignées du modèle qui prévaut actuellement. Ces sociétés, d'une essence résolument pacifique, partageaient une dévotion pour les valeurs féminines, n'impliquant pas une subordination de l'homme à la femme. Selon Riane Eisler, la brutalité et la violence qui semblent caractériser nos sociétés ne constituent pas un modèle unique dans l'histoire de l'humanité, il est apparu après un basculement qui laissa place à un système social marqué par une culture de domination. Une partie importante de son ouvrage est consacrée à ce virage cataclysmique survenu dès le ve millénaire avant notre ère. Pour saisir les mécanismes de ce passage qui déterminera les millénaires à venir, Riane Eisler s'appuie sur la théorie de la transformation culturelle, lui permettant, notamment, de mettre en lumière les instants d'incertitude pendant lesquels une société peut basculer vers un modèle alternatif ou perdurer dans un système.

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     Le Calice et l'Épée exerce une séduction, au niveau de son contenu théorique, dans la mesure où il fait montre d'une grande érudition, tout en proposant un schéma explicatif simple, voire simplificateur: un modèle très ancien ayant fonctionné sur des valeurs féminines et un autre, le plus «récent», faisant prévaloir les valeurs masculines ou androcratiques. Le premier semble avoir correspondu à des civilisations aoeomplies et harmonieuses, propices au développement spirituel et matériel et cela dans un respect profond de la vie. Alors que le second, déchiré par la brutalité, la violence, est en proie à une régression spirituelle et au culte de la mort.
     Riane Eisler, auteur féministe engagé, ne s'est pas limitée dans cet ouvrage à une description de ces deux étapes successives, mais a opéré un travail de militante, particulièrement dans son analyse du monde contemporain. Elle perçoit, dans ce dernier, une brèche d'optimisme dans laquelle elle nous incite à nous engouffrer, puisque nous semblons avoir atteint une phase d'incertitude où de nouvelles valeurs féministes, écologistes et pacifistes entrent en rivalité avec celles du système établi. Dans le modèle eislerien associant hommes et femmes dans une harmonie égalitaire, on peut regretter que l'auteur n'ait pas davantage développé les apports masculins qui ne semblent pas niés mais curieusement restent occultés, ce qui a pour conséquence de fragiliser son édifice théorique, auquel on aspire pourtant à croire.
Sandrine Baume, Genève
p.255

Eugen DREWERMANN, Le Progrès meurtrier, traduit de l'allemand par Stefan Kempfer, Editions Stock, Paris, 1993, 368p.

     Le Progrès meurtrier, dont la première édition date de 1981, est l'oeuvre d'un théologien catholique, Eugen Drewermann, fort controversé, en particulier par l'institution de son Église. En effet, ses propos iconoclastes se distancient très nettement de ceux que l'on pourrait attendre d'un représentant du monde catholique. On peut noter que cet auteur a été profondément inspiré par la psychologie de l'inconscient et le romantisme allemand, dont toute son oeuvre sera teintée, notamment le Progrès meurtrier, où il plaide pour une mystique poétique ancrée dans la nature.
     Dans cet ouvrage, après avoir laissé une large place à l'énumération et à la description de faits attestant d'une accélération de la destruction de la nature, il présente sa thèse sur les origines de cette dégradation causée par l'Homme. C'est, selon lui, la philosophie occidentale judéo-chrétienne qui a entraîné l'Homme occidental à un attitude «particulière» à l'égard de la nature, le conduisant à s'extraire de son milieu. Cette dissociation a conduit une partie de l'humanité à un anthropocentrisme exacerbé, cause d'une dysharmonie dans les relations Homme-Nature, ou plutôt d'une rupture d'Unité. Les thèmes de l'Unité et sa perte jalonnent le Progrès meurtrier presque tout entier.
     Selon Drewermann, l'anthropocentrisme magnifié par le christianisme porte en lui une valorisation excessive des forces rationnelles et du concept de Progrès, ce dernier étant contradictoire avec les notions d'Unité et d'harmonie puisqu'il engage à dépasser un ordre naturel. En outre, la condamnation des forces émotionnelles et la négation de l'inconscient correspondent à un refus d'une parenté essentielle entre l'Homme et le monde animal... donc à une vision anthropocentrique.

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     Si l'on résume à grands traits les critiques que Drewermann adresse à l'Église catholique, on peut en distinguer deux principales: d'une part, il lui reproche d'avoir détérioré les relations entre l'Homme et son milieu ambiant et d'autre part de l'avoir mis dans une mauvaise posture face à lui-même puisqu'elle étouffe en lui sa nature inconsciente et émotionnelle.Bien loin de se détourner des forces religieuses, Drewermann plaide pour une religion qui redonne à l'homme le goût d'une intimité avec la nature et d'une harmonie intérieure.
     Faire endosser à la culture judéo-chrétienne la responsabilité de la dégradation de notre environnement, c'est une thèse qui a déjà été défendue par Lynn White, auquel on adresse plusieurs critiques, qui peuvent valoir également pour Drewermann. D'autres cultures, étrangères à la philosophie occidentale, ne se sont pas montrées moins conquérantes face à leur milieu ambiant. D'antre part, on peut relever l'ambivalence du message biblique plaidant tantôt pour une domination de l'homme sur la nature, tantôt pour un respect de la création. Pour ma part, l'intérêt de cet ouvrage repose assez largement sur les liens que Drewermann a su tisser entre le respect que les humains ont à l'endroit de la Nature et celui qu'ils adoptent à l'égard de leur nature consciente et inconsciente, rationnelle et émotionnelle.
Sandrine Baume, Genève
Franco ROMERIO, Energie, Economie, Environnement, le cas du secteur de l'électricité en Europe entre passé, présent et futur, Librairie Droz, Genève-Paris, 1994, 540 p.

     A ceux qui espèrent un débat idéologique sur les thèmes (ô combien brûlants) du titre - Energie, Economie, Environnement - il faut tout de suite dire qu'il s'agit d'une thèse universitaire qui, ainsi le veut la loi du genre, se maintient constamment à un haut niveau scientifique et se garde de toute phraséologie en usage chez ceux, idéologues ou journalistes, qui s'adressent directement au grand public.

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     Qui plus est, il s'agit d'une thèse d'économie, et le doctorat ès sciences économiques et sociales conféré brillamment à l'auteur a été obtenu sans concession à la facilité. Qu'on en juge sur le premier exemple conceptuel rencontré dans le texte, l'optimum de Pareto, fondement d'un édifice imposant de la théorie néo-classique, et avec lequel l'auteur prend tranquillement ses distances, affirmant à cette occasion des préoccupations sociales aussi bien qu'écologiques, ces dernières introduites sur une citation de Georgescu-Roegen. Ces concepts apparaissent bien étrangers à la pensée de Pareto qui est très marquée, est-il observé finement, par le contexte historique du XIXe siècle.
     Avant de parler du mérite des deux parties III et IV, qui sont surtout informatives et constituent le coeur de l'ouvrage, un peu plus de la moitié des pages, signalons que l'originalité majeure de la thèse, à nos yeux, réside dans la construction conceptuelle qui nous est proposée par Franco Romerio, autrement dit la grille d'analyse qui est annoncée (partie I) puis discutée en détail (partie II). Cet outil conceptuel doit nous permettre d'évaluer les politiques suivies par les Européens, non seulement du point de vue de l'économie traditionnelle, mais aussi à l'aune des exigences de l'environnement. On trouvera ce dernier analysé dans la partie V avec ses deux volets celui des approvisionnements - le prélèvement opéré sur les ressources naturelles - et les pollutions, elles-mêmes élargies de manière àcomprendre, non seulement la pollution atmosphérique (très peu n'est dit, curieusement, des pollutions telluriques et aquatiques), mais aussi les risques du nucléaire et les problèmes des déchets.
     Les parties III et IV contiennent un historique solidement documenté, et illustré de nombreux tableaux et graphiques, sur les politiques et caractéristiques du marché (partie III) et de l'offre (partie IV) de l'électricité dans l'ensemble de l'Europe et dans trois pays particuliers, à savoir Angleterre, France, Suisse. 
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Ces deux parties seront pour les chercheurs futurs une référence obligée en raison de la solidité des sources et de la richesse de l'information. A noter une intéressante analyse des méthodes et erreurs de prévision de la production électrique, ainsi que les dernières prévisions disponibles, parfois prolongées jusqu'en l'an 2020.
     La partie environnement (Partie V) est précise aussi, fondée sur une solide connaissance des données de la technologie mais elle est d'une autre nature, en raison des appréciations portées sur la pollution de l'air, sur les problèmes de sécurité des centrales nucléaires et enfin sur le confinement des déchets hautement radioactifs. Franco Romerio aborde ces trois grands volets environnementaux en historien qui se défend de tout a priori, mais qui juge aussi sans complaisance. A titre d'exemple, la sécurité nucléaire est évaluée d'abord du point de vue théorique, à la lumière des calculs effectués par les experts avant 1986, puis comparée avec ce qu'on sait maintenant de l'accident de Tchernobyl - en tenant compte qu'il faudra attendre plusieurs décennies pour effectuer un bilan définitif, «compte tenu des temps de latence des phénomènes biologiques induits par les radiations» (p. 398). La conclusion, exprimée sobrement, mais clairement, est «qu'un accident nucléaire très grave peut provoquer plusieurs milliers de victimes et des effets sur la santé de quelques dizaines de milliers de personnes» (p. 399) - très au delà de ce qui avait été prévu par les études antérieures. Quant aux coûts, ils sont qualifiés de gigantesques (p. 398). On peut rapprocher ces citations des développements méthodologiques trouvés dans le résumé de l'ouvrage sur la notion d'incertitude, «qui doit être définie et mesurée» (p. 443), sur la perception de l'incertitude, et sur la gestion des situations d'incertitude. Cette sage dissertation ne semble guère s'appliquer à des risques majeurs, comme celui dramatiquement illustré par l'accident de Tchernobyl. 
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L'énormité même des dommages, tel que décrits dans l'ouvrage, défie la possibilité de donner une définition quelconque de l'incertitude en termes de dommage mesuré, affecté d'une probabilité elle-aussi évaluée. D'ailleurs, il est dit plus loin (p. 448) que «le risque n'a pas fait l'objet d'une analyse à la hauteur des défis». Cette remarque pourrait introduire une définition des «risques majeurs» qui bousculent nécessairement la théorie économique, et que l'auteur a eu l'occasion d'approfondir après la mise sous presse de l'ouvrage.
     On a mentionné ci-dessus ce qui est dit de l'accident de Tchernobyl, mais il faudrait citer de nombreuses autres analyses, toujours faites au scalpel, et dont les conclusions semblent souvent sans appel - ainsi du jugement sévère porté sur la «surgénération» sur laquelle on ne s'étendra pas ici. De l'ensemble des analyses économiques et environnementales, apparaissent des conclusions mesurées sur une prospective possible des sources futures d'approvisionnement électrique où gaz et charbon se voient pourvus d'un avenir prometteur, bien que la production de dioxyde de carbone reste préoccupante.
     Ici intervient une remarque simple et de bon sens soulignée dans le livre: en comparant les coûts des différents types de centrales, on oublie un autre terme possible de comparaison, à savoir le coût d'une politique d'utilisation rationnelle de l'énergie qui diminuerait sensiblement la consommation. Exprimons ici un regret, à savoir que l'auteur n'ait pas examiné, même brièvement, le poids futur de l'Asie dans le bilan énergétique mondial, et donc la nécessité absolue de contenir les moyennes de consommation de tous les continents au dessous des moyennes actuelles de l'OCDE pour contenir la pollution locale et globale dans des limites acceptables. Cet argument aurait singulièrement renforcé l'importance majeure que revêtiront de plus en plus les politiques d'utilisation rationnelle de l'énergie.
suite:
     Félicitons l'auteur, par contre, d'opposer le concept de long terme des économistes (vingt ans au plus) aux périodes longues nécessaires pour traiter correctement le problème du réchauffement de la planète, ou la durée de surveillance des dépôts de déchets radioactifs. Un bon repère mis en place. Ainsi l'auteur, par petites touches, de chapitre en chapitre, mène une démarche dont les attributs principaux me paraissent être une volonté de clarté d'abord, le souci aussi de serrer la réalité et de faire ressortir les zones grises du débat économie-environnement et les zones de franc désaccord. Les spécialistes de ces deux disciplines, ceux des sciences de l'ingénieur, les historiens enfin trouveront intérêt à suivre les raisonnements de l'auteur, et notamment le débat qui traverse l'oeuvre, le va-et-vient des décideurs politiques entre deux modèles de politique énergétique: ceux qui recherchent d'abord l'indépendance économique (modèle A) et ceux qui privilégient la protection primaire de l'environnement (modèle B). Le choix entre ces deux modèles est discuté avec honnêteté, clarté et humilité -ce qui sera peut-être récusé par les fanatiques de tous bords, mais ce qui fait en définitive la valeur de ce travail.
     En guise de conclusion, et sur un plan épistémologique, observons qu'en faisant place à l'histoire comme discipline tierce entre économie et écologie, et entre économie et sciences de l'ingénieur, Franco Romerio suggère une recherche qui éclairerait bien des débats conceptuels des spécialistes de ces disciplines. Il s'agirait d'étudier et de définir le substrat culturel dans lequel est née et s'est développée chacune d'entre elles, et qui explique pour une bonne part son axiomatique et le «climat» dans lequel baignent ses affirmations favorites. Ainsi, on notera que la tendance des économistes à préconiser des évolutions progressives, à l'aide par exemple de politiques d'incitations, cadre bien avec une certaine culture de l'instant et la foi en des évolutions réversibles autour du point d'équilibre. 
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Au contraire, chez les écologistes, on perçoit la crainte toujours présente d'évolutions irréversibles manifestées, au cours des âges, par les grands bouleversements passés, par exemple les extinctions d'espèces. Entre ces perspectives séparées par des abîmes, Romerio ne tranche pas, mais son humble attachement aux réalités concrètes et sa volonté de clarté sont en définitive féconde pour les débats futurs.
Jacques Royer, Genève
Nicholas GEORGESCU-ROEGEN, La Décroissance, entropie, écologie, économie, présentation et traduction de Jacques Grinevald et de Ivo Rens, Editions Sang de la Terre, Paris, 1995, 254 pages.

     Nicholas Georgescu-Roegen, économiste américain d'origine roumaine, nous a quitté le 30 octobre 1994. Il laisse en héritage une oeuvre riche et originale par ses apports critiques et épistémologiques à la science économique. Deux ouvrages essentiels méritent d'être cités: The Entropy Law and the Economjc Process, publié en 1971, et Energy and Economic Myths publié en 1976.
     La Décroissance constitue une nouvelle édition entièrement revue et augmentée de l'ouvrage Demain la décroissance paru en 1979. Les traducteurs, Jacques Grinevald et Ivo Rens, présentent quatre textes mettant en relief l'apport révolutionnaire et novateur de l'auteur à la science économique. Le lecteur de langue française peut ainsi découvrir les éléments centraux de la thèse de N. Georgescu-Roegen: d'une part, les implications de la thermodynamique (essentiellement la loi d'entropie) pour la compréhension du processus économique et, d'autre part, l'avènement d'un nouveau paradigme économique, appelé la bioéconomie, bouleversant le dogme de l'économie standard.
     Cette deuxième édition a le mérite de présenter une longue introduction dans laquelle Jacques Grinevald et Ivo Rens resituent l'intérêt de la thèse entropique et écologique de l'auteur dans la perspective du «développement durable» à l'échelle de la Biosphère.

suite:
Ce point est fondamental pour comprendre la dimension cosmologique de la loi d'entropie et apprécier l'intérêt de la bioéconomie. C'est une «nouvelle alliance» de l'homme et de la nature qui est nous est proposée.
     La première partie de l'ouvrage présente l'apport le plus révolutionnaire de Georgescu-Roegen avec l'introduction de la loi d'entropie dans la théorie économique. Les fondations biophysiques de l'économie sont ainsi révélées: le processus économique «ne produit ni ne consomme de la matière-énergie; il se limite à absorber de la matière-énergie pour la rejeter continuellement» (p. 55). Cependant, la raison d'être du processus économique n'est pas la production d'un flux de déchets «mais un flux immatériel: la joie de vivre» (p. 60). La loi d'entropie oriente de manière irrévocable le fonctionnement du processus économique.
     La deuxième partie de l'ouvrage resitue la problématique écologique et entropique de l'auteur à l'échelle de l'humanité en portant un éclairage sur un certain nombre de «mythes »fameux: celui de la croissance, du progrès technique illimité ou encore de l'état stationnaire. Le processus économique est appréhendé comme une extension de l'évolution exosomatique de l'espèce humaine, en continuation de l'évolution biologique. Le développement discontinu (marqué par des inventions imprévisibles) et irréversible des technologies caractérise l'évolution bioéconomique des sociétés humaines, quel que soit leur stade de développement. Il en résulte une raréfaction constante et absolue de la dot terrestre de matière-énergie utilisable conformément aux principes de la thermodynamique. La généralisation de la loi d'entropie à la matière est fondamentale car elle implique l'impossibilité d'un recyclage total. La vision de Georgescu - Roegen est ici explicite: le système de référence, la Terre, est du point de vue de la matière un système fermé et dans un tel système, l'entropie de la matière ne peut que croître.
p.259

     Les deux dernières parties de l'ouvrage présentent deux articles conduisant à un programme bioéconomique fort: Celui de la décroissance. Après avoir remis en cause le «dogme énergétique» et généralisé la loi d'entropie, l'auteur conclut que le développement futur de l'humanité n'est possible que dans une perspective de décroissance, l'état stationnaire ne pouvant constituer qu'une «voie mythique». Là est probablement la rupture la plus forte avec le rêve mécaniste du «mouvement perpétuel». Le message scientifique de Georgescu-Roegen est ici très clair: l'entropie ancre le développement des sociétés humaines dans le devenir cosmique et la finitude de l'histoire de la Terre. La basse entropie accessible dans les gisements minéralogiques et énergétiques est la «ressource» la plus rare: plus précisément, «c'est la matière de basse entropie accessible qui constitue, de beaucoup, l'élément le plus critique du point de vue bioéconomique» (p. 117).
     En conséquence, tout «développement durable» devrait nécessairement passer par une harmonisation des niveaux de développement entre générations, harmonisation qui devrait être accompagnée d'une stratégie globale de conservation des ressources énergétiques et minéralogiques. Georgescu-Roegen, en posant le problème entropique à l'échelle globale, au niveau de l'humanité toute entière et dans sa dimension anthropologique, nous invite à considérer le temps historique et irrévocable pour mesurer la dimension «finie» du monde dans lequel vit l'Homo Sapiens. La portée de son oeuvre est profondément «jonasienne » et éminemment philosophique!
     Enfin, notons que nous apprécions la bibliographie très complète qui figure dans cette seconde édition. En effet, par rapport à la première édition, un plus grand nombre de références de l'auteur ainsi qu'une sélection de textes sur l'auteur sont présentés. Pour terminer, nous ne pouvons que conseiller fortement la lecture de l'ouvrage... A consommer sans modération!
Sylvie Ferrari, Saint-Denis de la Réunion
suite:
René PASSET, Une économie de rêve! Contes et mécomptes d'Ecomonopolie, Calmann-Lévy, Paris, 1995, 149 p.

René PASSET, Une économie de rêve! Contes et mécomptes d'Ecomonopolie, Calmann-Lévy, Paris, 1995, 149 p.

Si l'on excepte par exemple César Birotteau de Balzac ou Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht, l'économie apparaît comme le parent pauvre de l'univers de la fiction. René Passet, Professeur de science économique à l'Université de Paris 1 et connu pour avoir renouvelé en profondeur l'analyse économique des problèmes d'environnement par son célèbre ouvrage L'Economique et le vivant (paru chez Payot en 1979), comble avec intelligence, humour et élégance cette lacune en inaugurant un genre nouveau: le conte économique, et en prenant pour sujet à la fois la théorie néo-classique aujourd'hui dominante et le monde qu'elle tend à façonner par ses recommandations et par la diffusion de l'idéologie qui la sous-tend. En parfait humaniste, René Passet sait qu'une logique d'action, en l'occurrence l'ultralibéralisme, ne se juge qu'aux conséquences pratiques de son application. Toutefois, au lieu de mettre celles-ci en évidence dans un nouvel article, il a décidé de les faire apparaître dans le cadre d'un univers imaginaire, en fait d'une planète: Ecomonopolie, dont les habitants, les Ecomonopoliens, lointains descendants de petits singes ayant adopté la station verticale, guident leur comportement sur les lois d'une prétendue science, l'Eco-monopolytique, derrière laquelle on aura évidemment reconnu la doxa néo-classique qui embrume aujourd'hui tant de cervelles dirigeantes. Par cette fable qui nous introduit au sein d'un monde où la rationalité économique libérale occupe une situation de monopole dans la détermination des choix, René Passet met remarquablement en évidence les causes des dysfonctionnements économiques souvent dramatiques que nous observons quotidiennement.

p.260

     Dans les dix chapitres, les dix contes devrait-on dire, qui constituent cet ouvrage sont par exemple examinées les questions que posent la monnaie, la commercialisation des organes humains, l'exploitation des ressources épuisables, les anticipations rationnelles ou le développement durable. A chaque fois, un personnage ou un groupe de personnages fait vivre un pan de la doctrine néo-classique. Ainsi, Minime décide de maximiser le revenu qu'il peut tirer de son corps en vendant ses organes et finit, honneur suprême, par mounr en état... d'optimisation. De son côté, le père Magloire fait croître la richesse en ne cessant de creuser un trou pour enfouir le matériau du précédent, lui-même destiné à recevoir des immondices... Le sommet de la prospérité est atteint lorsqu'une moitié de la planète produit les déchets que l'autre s'active à enfouir.
     Au total, donc, un livre drôle et précis (les marges sont remplies de citations de sommités économiques) aux niveaux de lecture multiples et qui nous montre ce que la théorie économique peut enfanter lorsqu'elle devient oublieuse de son objet: le bien-être de l'homme.
Jean-Paul Maréchal, Rennes
Dorothee SÖLLE, Teshouva ou comment quitter les cathédrales de la mort (titre original: Teschuwa, Umkehr. Zwei Gespräche, Pendo-Veriag, Zürich, 1989), Editions Michel Servet, Bienne (Suisse), 1995.

     Après des études de philologie classique et de philosophie, Dorothee Sölle se consacra à la théologie qu'elle enseigna à l'Union Theological Seminary de New York. Elle habite aujourd'hui Hambourg.
     Ce petit volume présente deux entretiens. Dans le premier, grâce aux questions pertinentes de Klara Obermüller, docteur en sciences humaines et rédactrice de l'hebdomadaire helvétique Die Weltwoche, et à la logique du discours, le lecteur découvre l'itinéraire spirituel de la théologienne protestante allemande.

suite:
     Née à Cologne en 1929, contrainte comme ses parents à la prudence durant la tourmente, c'est en lisant Goethe, Schiller, Hölderlin, que «je me suis sentie de plus en plus chez moi», dit-elle. Plus tard, ayant réalisé «que le monde universitaire allemand avait totalement failli en ce qui concerne le nationalsocialisme», son évolution théologique déboucha sur une conscience politique. «Jusque-là, affirme-t-elle, j'avais suivi de véritables cours d'empêchement à la religion! Le maître se bornait à lire tous les dogmes auxquels nous devions croire.» Et de rappeler que la tradition judéo-chrétienne, au contraire, fonde sa pensée, non sur une idéologie, mais sur une histoire humaine, celle d'un peuple, Israël, qu'elle médite afin d'en tirer des enseignements concrets: «Des esclaves sont libérés; Dieu fait sortir les captifs de la maison de servitude en Egypte et les rend libres» (p. 46).
     Dès lors, il s'agit de «nous libérer de la contrainte inscrite dans notre société et ses structures économiques et écologiques, qui pousse à poursuivre le pillage et la destruction du monde. [...] La plupart des péchés que nous commettons le sont par omission, mutisme, complicité, consentement et obéissance aveugle. Nous péchons parce que nous laissons faire» (pp. 49-51). Aussi le problème du péché n'est «plus tellement l'onanisme que le prix du pain», déclare-t-elle au risque de heurter ceux qui ont du christianisme une perception moralisante. Pourtant l'homme demeure capable de «retournement», de «revirement»; c'est le sens du vocable hébreu teshouva.
     Si le second entretien, avec Peter Bichsel, n'a pas la qualité d'un véritable dialogue, il aborde néanmoins des questions urgentes. Relevons ces mots de l'écrivain suisse alémanique: «Ce sont les optimistes qui ont détruit notre monde en proclamant: continuons ainsi, il n'y a pas de raisons que ça n'aille pas, ça a toujours été» (p. 102). Avec une conviction, non exempte de naïveté feinte, ces derniers récitent leur credo à propos de la promotion du nucléaire, de la croissance économique, de l'exploitation éhontée du Tiers monde et de ses ressources naturelles, de l'élimination des déchets, etc.
p.261

Enfin, Dorothee Sölle effleure le dialogue entre juifs et chrétiens; elle s'avoue «incapable de surmonter» cette remarque d'un théologien israélite: «On me demande souvent si le judaïsme a été anéanti par l'holocauste. Ma réponse est non; le christianisme, en revanche, oui.»
     Avec bonheur, l'auteur convie ses lecteurs à une réflexion éthique qui, par delà les problèmes sociaux et environnementaux, veut néanmoins garder quelque espérance lucide quant au futur spirituel de l'humanité. Il faut aussi saluer l'excellente traduction de l'allemand de Dominique Hartmann à Genève, et la bienfacture typographique.
Joel Jakubec, Coppet
Fritz GASSMANN, L'effet de serre, modèles et réalités, Société suisse pour la Protection de l'environnement et Georg Editeur, coll. Les Précis de l'environnement, Genève, 1996.

     Le 19 juillet 1996 se terminait à Genève la deuxième conférence des parties de la Convention sur les changements climatiques. Le résultat de cette rencontre fut relativement décevant. Sur l'ensemble des Etats industrialisés, quatre seulement déclarèrent pouvoir atteindre l'objectif modeste - un préalable en réalité - de stabiliser d'ici l'an 2000 les émissions de gaz carbonique à la valeur de 1990. La conférence de Genève ne put guère aller plus loin que confirmer le mandat donné en 1995 par la première conférence, tenue à Berlin, à savoir, préparer un protocole précisant les étapes ultérieures de réduction que s'imposeraient les pays industrialisés aux échéances 2005, 2010 et 2020. L'état de la situation a surtout mis en évidence le manque de volonté politique; l'essentiel est encore à faire. Mais il y a aussi des motifs de satisfaction: l'instrument juridique adéquat existe, c'est-à-dire la convention. Et surtout, à travers les polémiques qui ont obligé les lobbies du pétrole et les Etats pétroliers à jouer à visage découvert, les bases scientifiques établies par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ont été officiellement validées.

suite:
     Les scientifiques s'affirment ainsi clairement face aux décideurs. Naturellement le débat n'est pas clos au sein de la communauté scientifique; mais il doit ètre tranché selon des règles scientifiques, et elles seules. Les choses se décantent peu à peu en fonction de l'avancement de la recherche, tout comme se fut le cas, dans l'histoire des sciences, lors des grandes controverses sur l'hérédité, l'évolution, la dérive des continents ou encore le géocentrisme et l'héliocentrisme. Dans le livre très documenté L'effet de serre, modèles et réalités, le physicien suisse Fritz Gassmann témoigne, dans ce débat, des doutes et des certitudes d'un homme de science. Son ouvrage n'a pas pour but d'asséner des vérités ni de trancher, mais d'exposer au lecteur les conditions de la recherche scientifique, particulièrement les aléas de la modélisation avec les risques de simplifier à outrance un réel extraordinairement complexe et insuffisamment exploré qui en découlent. Mais aussi sa nécessité, car selon Ichtiaque Rasool, «les modèles servent notre connaissance des systèmes complexes de la planète; ils nous aident à expliquer leur interaction et à comprendre le climat et les systèmes biogéochimiques, c'est-à-dire les systèmes qui incluent les interactions biologiques, physiques et chliniques» (in Système Terre).
     Gassmann nous mène au coeur des doutes quant à la possibilité d'anticiper les changements climatiques, l'ampleur des dangers, la pertinence des méthodes disponibles. Mais il présente aussi l'autre face de la médaille: ce que nous savons de l'histoire du climat terrestre montre la grande fragilité - ou plutôt labilité - des faits; un rien, et tout peut basculer. Il rappelle les extinctions qui décimèrent périodiquement le vivant, la mécanique implacable des glaciations, le fait que quelques degrés, en plus ou en moins, de température moyenne, marquent la différence entre une période glaciaire et l'interglaciaire suivante... Le fameux «effet papillon» dont il relate la découverte symbolise excellemment l'adage selon lequel de grands effets sont le résultat de petites causes.
 p.262

     Nous ne connaissons pas l'avenir ni ne savons si l'augmentation des températures perceptible au cours du siècle et de la décennie bientôt écoulés est déjà due à l'homme. Par contre il est incontesté que la teneur en gaz carbonique et autres gaz anthropogènes à effet de serre a augmenté dans l'atmosphère et que cette augmentation est due à la libération massive de carbone fossile depuis la révolution industrielle - dont chacun sait qu'elle eut pour moteur le charbon puis le pétrole. Ainsi se dégage tout naturellement le bien-fondé du principe de précaution à l'échelle des nations et de chacun de nous. Gassmann conclut fort pertinemment son récit - son cri d'alarme - et son témoignage personnel de scientifique par cette importante interrogation: «lecteur; quelle est votre contribution? »
René Longet, Genève
Louise LASSONDE, Les défis de la démographie, quelle qualité de vie pour le XXIe siècle? Edidons La Découverte, Paris, 1996, 228 pages (des traductions anglaise et espagnole paraîtront incessamment).

     C'est une mine d'informations remarquable que nous livre Louise Lassonde en collaboration avec le Laboratoire de démographie de l'université de Genève (notamment avec Madame Claudine Sauvain-Dugerdil) et d'auteurs d'horizon divers: démographie bien évidemment, mais aussi sociologie, économie, anthropologie, voire philosophie et théologie. Au fil des pages le lecteur prend connaissance d'une bibliographie, tant d'ouvrages scientifiques que de commentaires de presse; c'est dire que l'ouvrage de Louise Lassonde (docteur en démographie de l'Université de Montréal) passe sans cesse d'une vision scientifique et synthétique du sujet à une appréhension existentielle, avec humour parfois, des données en jeu - donnant parfois lieu à une typographie, des tableaux et cartes symboliques quelque peu abscons, mais pouvait-il en être autrement?

suite:
     La Conférence internationale des Nations unies sur la population et le développement qui se tint au Caire en 1994 est le prétexte de l'étude de Louise Lassonde. L'auteur esquisse d'abord un bref développement historique - nous apprenons ainsi que la première conférence scientifique sur la population eut lieu à Bruxelles en 1853 dans le but de préciser les méthodes de recensement - et termine par les trois dernière rencontres internationales sur le thème de la population: à Bucarest en 1974, à Mexico en 1984, et enfin au Caire en 1994. Chaque conférence connut «une ligne de fracture idéologique différente» lors des débats: en 1974, l'antagonisme mondial quant à la démographie aurait été Nord-Sud, en 1984, Est-Ouest, et enfin en 1994, entre conceptions laïque et théocratique de la société, c'est-à-dire entre «partisans des droits individuels en matière de reproduction et de sexualité et ceux qui estiment que les Etats ont le droit de les restreindre au nom de valeurs culturelles et de croyances religieuses» que d'aucuns avaient trop vite voulu ignorer (pp. 22-23).
     Les chapitres suivants traitent des nombreux défis à l'aube du troisième millénaire liés à la démographie. L'ouvrage explicite et commente les recommandations et orientations - parfois in extenso - des débats internationaux du Caire. Ils concernent la sexualité, la famille, sa planification, l'avortement, le statut de la femme, de l'enfant, la santé, l'éducation, le travail, la pauvreté, les politiques de sédentarisation, les migrations... tous paramètres autant évolutifs que la démographie, et qui furent donc par ailleurs l'objet de conflits entre Weltanschauung théocratique et laïque de la société, c'est-à-dire entre délégués d'Etats musulmans, d'Etats catholiques rassemblés autour du Saint-Siège (en général d'Amérique centrale et du Sud) et d'Etats héritiés du modèle et des traditions démocratiques occidentales, plus particulièrement anglo-saxonnes et souvent le résultat de la Réforme protestante. 
p.263

Conflit qui n'est pas prêt de s'achever; Madame Lassonde en démontre et démonte avec habileté et finesse de jugement les diverses alliances et groupes d'intérêt, comme son étiologie culturelle et théologique.
     L'intérêt de l'ouvrage ne réside pas tant dans la description ni l'inventaire somme toute banal et bien connu des défis auxquels la société devra faire face prochainement, que dans la manière de les affronter que propose l'auteur. D'un constat descriptif, l'auteur passe à une réflexion méthodologique; le passage n'est pas toujours aisé, mais la matière est sans doute ardue. Son but n'est point la statistique démographique, moins encore la présentation guère rassurante de courbes hyperboliques d'accroissement de la population dans les années à venir préoccupation que l'on rencontre parmi d'autres chez Paul R. et Anne H. Ehrlich, François Meyer, François Ramade (on lira dans cette optique «L'explosion démographique contre le développement durable», in Stratégies énergétiques, Biosphère & Société 1993-1994) mais, sachant qu'au milieu du siècle prochain la population mondiale aura quasi doublé, d'envisager les possibles aménagements de la vie planétaire: «Les nouveaux enjeux de la démographie ne relèvent plus tant de la croissance quantitative de la population que de la manière dont les sociétés s'organiseront pour faire face aux mutations qui les traversent» (p. 190). Ainsi, poursuit-elle, la problématique démographique n'a plus pour fondement le critère quantitatif, «mais normatif et qualitatif, c'est-à-dire éthique» (p. 13).
     En effet, selon les critères économique et écologique, le monde d'aujourd'hui est déjà surpeuplé: le chômage, du point de vue de la rationalité économique peut être assimilé à une surpopulation, et dans la perspective écologique la capacité de charge de la planète Terre (expression empruntée au Worldwatch Institute, L'Etat de la Planète 1994, traduit de l'anglais, La Découverte, Paris, 1994) n'est pas loin d'être atteinte. 
suite:
Par ailleurs la thermodynamique enseigne que le stock de basse entropie accessible est fini et que sa dégradation est irrévocable et irréversible, s'accélérant avec son utilisation, par conséquent avec l'accroissement de la population. Seul donc, avance-t-elle, le critère éthique justifie non seulement le droit d'exister, mais encore celui de vivre dignement, des deux à quatre milliards d'humains qui s'ajouteront inéluctablement à la population mondiale dans les cinquante ans à venir. Une telle option postule une éthique-en-situation, qui «n'est ni législatrice ni théoriciste» mais «une éthique de l'incertain» (p. 220), et exige que l'on définisse les urgences économiques à partir des réalités démographiques en respectant de surcroît les équilibres de la biosphère. «Cette approche, ajoute madame Lassonde, se démarque radicalement des politiques démographiques passées qui reposaient sur le raisonnement inverse, et dont l'objectif consistait à rendre les tendances démographiques compatibles avec les critères économiques du bien-être tels que définis par l'idéologie de l'économie dominante »(p. 198). Raisonnement inverse hélas toujours présent dans l'essor du néo-libéralisme.
     Quête transdisciplinaire, ouverture sur la terminologie et la pratique onusiennes, source critique d'informations, mais surtout invite à la réflexion sur la précarité et l'incertitude des lendemains et les choix à venir - avec, en filigrane et sur les traces de Hans Jonas, «la durabilité écologique» (p. 218) et la qualité de vie - résument, nous semble-t-il, l'ouvrage de Louise Lassonde. Le souci qu'elle exprime d'un développement économique et écologique, social et individuel, harmonieux à l'échelle mondiale et macroéconomique, devrait pénétrer plus généralement les milieux qui font profession d'éthique!
Joel Jakubec, Coppet
p.264

René PASSET, L'Economique et le vivant, Economica, Paris, 1996, 291 p.

     L'Economique et le vivant appartient à cette précieuse catégorie des ouvrages de référence qui ignorent la morsure du temps. Paru en 1979 chez Payot puis réimprimé chez le même éditeur en 1984 pour une collection de poche, il était depuis quelques années devenu introuvable. Couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques, il s'agit d'un livre à la fois novateur et inclassable qui, rejoignant Nicholas Georgescu-Roegen (sauf sur le concept de néguentropie), propose de nouvelles bases épistémologiques à l'analyse des rapports entre l'agir économique et le monde vivant et bouleverse l'analyse économique des dommages causés à l'homme et à la nature par l'activité de production.
     Une réédition s'imposait donc et il convient de féliciter les Editions Economica de l'avoir réalisée. D'autant plus que ce qui nous est proposé aujourd'hui n'est pas une simple réimpression. En effet, l'ouvrage s'ouvre désormais sur un avant-propos inédit de vingt-deux pages dans lequel René Passet fait le point sur la mutation techno-économique contemporaine. Il aborde à ce propos la question du «développement durable», de l'émergence de l'«immatériel», de la «destruction créatrice» ou encore de l'éthique et de la responsabilité envers les générations futures. Mais la nouveauté de cette deuxième édition ne s'arrête pas là. En effet, si le texte originel de 1979 est reproduit in extenso, l'auteur y a inclus, dans une typographie différente, des données actualisées (par exemple pp. 17, 22, 64, 70, 71...) ainsi que des développements portant sur des avancées théoriques récentes (par exemple pp. 185-187, 217-220...).
     Trois parties structurent l'ouvrage. Dans la première, intitulée: le conflit des logiques, René Passet met tout d'abord en évidence que l'extension de la sphère d'activité économique s'est paradoxalement accompagnée de la réduction du champ de la pensée économique. 

suite:
En effet, celle-ci, qui chez les Physiocrates (XVIIIe siècle) faisait fond sur les rythmes de reproduction de la nature et voyait dans le «don gratuit» de cette dernière la condition de possibilité de l'activité économique elle-même, s'est progressivement réduite au cours du temps pour se cantonner à la fin du XIXe siècle à l'étude du seul équilibre du marché. Or, les mécanismes de reproduction de la biosphère étant fondamentalement différents de ceux réglant l'offre et la demande, nous assistons désormais à un conflit de logiques qui met aux prises la sphère économique et la biosphère; l'extension de la première menaçant en effet la stabilité de la seconde.
     Une approche bio-économique s'impose donc qui fait l'objet de la deuxième partie. Après avoir insisté sur le fait qu'à partir du moment où l'activité économique remet en cause la reproduction du milieu il devient aussi important de devancer la formation des raretés que d'en assurer la gestion cohérente (p. 86), l'auteur analyse les comportements économiques. Il montre notamment que la vraie finalité de l'homme est d'être physiquement et socialement (pp. 101, 102) et qu'en conséquence la recherche de l'avoir n'a de sens que relativement à cet objectif (p. 102). D'où la grossière erreur que commet l'économie libérale en qualifiant d'irrationnel - et donc en ignorant - tout comportement qui n'est pas une simple recherche du maximum d'avantages au prix minimum. Par ailleurs, René Passet met en évidence que tout acte économique a une double dimension, énergétique et informationnelle. Dans ces conditions, il apparaît que l'essence de l'acte économique ne peut plus être ramenée à la simple maximisation à court terme des gains monétaires; il est en fait de «gérer un patrimoine énergétique en vue d'en assurer la reproduction et le développement dans le temps; [de] structurer, grâce au travail, les flux énergétiques par de l'information afin de satisfaire, au moindre coût, aux impératifs individuels et sociaux de l'être « (p. 129).
p.265

     Enfin, la troisième partie est consacrée à l'élaboration d'un mode d'intégration réussie de l'activité économique dans la biosphère. La nécessité d'une évaluation chiffrée des phénomènes identifiés dans la partie précédente conduit l'auteur à consacrer des développements approfondis à la mesure de l'information et à l'analyse éco-énergétique. Puis, reprenant un des acquis de l'analyse systémique selon lequel un sous-système ne saurait prétendre gouverner les systèmes qui l'incluent, René Passet met en évidence que la question à laquelle doit répondre l'économiste n'est pas de savoir si des normes s imposent mais à quel système il convient de les emprunter (p. 216). Or, la sphère économique étant incluse dans la sphère humaine, elle-même incluse dans la biosphère, l'objectif de développement durable exige que soient insérés comme autant de normes dans les fonctions d'utilité sociale ou de préférence gouvernementale les mécanismes et régulations par lesquels le milieu naturel et les sociétés assurent leur reproduction. Cette «gestion normative sous contrainte», comme la nomme l'auteur, qui consiste à emprunter à chaque niveau d'organisation les normes qui lui sont propres ramène l'économie à sa vraie place, «celle d'un sous-système dont les finalités restent subordonnées au respect des régulations des systèmes qui l'englobent» (p. 220).
     Comme on le voit, l'Economique et le vivant pose, à l'écart de tous les réductionnismes (voir par exemple la critique de l'approche éco-énergétique pp. 188-193) les bases d'une théorie et d'une pratique économiques renouvelées dont l'unique objet est l'amélioration du bien-être de l'homme. A mille lieues du discours apologétique et mathématisé sur la supériorité absolue du marché, René Passet renoue avec la meilleure part de l'économie politique et ouvre, face à la double crise sociale et écologique qui menace d'emporter nos sociétés, un chemin qu'il est urgent de poursuivre.
Jean-Paul Maréchal, Rennes
suite:
Lester, R. BROWN éd., State of the World 1996, Earthscan, Londres, 1996, 249 pages.

     Publication phare de l'Institut Worldwatch, l'incontournable État de la planète vient de paraître en anglais et sera bientôt disponible en français (automne 1996) de même qu'en vingt-six autres langues. Treizième édition de ce «rapport annuel sur le progrès de l'humanité vers une société soutenable», il rassemble dix articles sur l'état du tandem environnement et développement. C'est avec la pertinence d'auteurs remarquablement informés que l'équipe de l'Institut Worldwatch aborde les questions liées à l'écologie planétaire et démontre son autorité vraisemblablement inégalée. «Pluridisciplinaire, l'État de la planète rassemble et croise les regards de spécialistes des sciences de la Terre et des hommes qui mettent au coeur de leurs travaux la question des équilibres et des ressources naturels. A partir de ce point de vue, la lecture du monde change, les priorités s'inversent et de nouvelles problématiques surgissent», commentait Jean-Paul Besset dans le Le Monde du 27 février dernier.
     Passé maître dans l'art d'une approche véritablement globale et planétaire, le fondateur et directeur de l'Institut Worldwatch, Lester R. Brown, synthétise l'édition 1996 en titrant sa contribution «L'accélération de l'histoire». En publiant Who will feed China en juin 1995, Brown a attisé le feu du vieux débat malthusien sur les limites des terres disponibles pour nourrir l'humanité. Exportatrice de 8 millions de tonnes de céréales en 1994, la Chine en importa 16 en 1995, devenant ainsi le deuxième importateur mondial de céréales après le Japon. En acquérant le statut de puissance économique, le Japon commença lui aussi à accroître ses importations. 

p.266

A l'époque, cela eut pour effet de stimuler la production alimentaire mondiale. Celui engendré par la formidable croissance en Chine, aujourd'hui, est bien différent. Avec une population dix fois supérieure, une économie mondiale toujours plus interdépendante, la croissance économique chinoise fait augmenter le prix des aliments dans le monde entier. «L'augmentation généralisée du prix des céréales en 1995, approximativement du tiers pour le blé, le riz et le maïs, s'est traduite par une augmentation du prix du pain, des pâtes et des céréales pour le petit-déjeuner, ainsi que des produits d'élevage dérivés de l'industrie céréalière - viande, lait et oeufs.» L'auteur rappelle que l'extraordinaire croissance de la production depuis un demi-siècle se fondait sur l'amélioration des techniques de production, sur un usage croissant d'engrais, sur la disponibilité de terres arables et sur l'abondance des réserves en eau (les chapitres 3 et 4 sont consacrés à la question de l'eau). Or tous ces atouts vont se tarissant. De plus, la population mondiale croit de 90 millions chaque année et l'industrialisation occupe des terres autrefois vouées à l'agriculture. Cette industrialisation explique, en partie, l'assèchement des réserves en eau dans certaines parties du monde. En mai 1995, le Vietnam imposa un embargo temporaire sur l'exportation du riz vers la Chine. La difficulté de contrôler l'inflation au Vietnam suite à l'augmentation du prix du riz, difficultés liées à ces exportations vers la Chine, força le gouvernement vietnamien à prendre une telle décision.
     Pour Lester Brown, la «capacité de charge» de la planète ne résistera pas au rythme effréné de la croissance démographique - doublement de la population mondiale d'ici 2050. Pourtant, fidèle au style et à l'approche de l'Institut Worldwatch, il souligne également les indicateurs encourageants. Par exemple: la stabilisation de la population a été atteinte dans une trentaine de pays européens et au Japon. Ces pays représentent 819 millions de personnes, soit 14% de l'humanité. Malheureusement, cette stabilisation se fait pour des raisons qui ne sont pas toujours réjouissantes.
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La décroissance importante de la population en Russie, notamment (890.000 âmes annuellement!), est une conséquence de la crise économique - comme ce fut le cas durant la Grande Dépression aux Etats-Unis, souligne l'auteur - et de l'accident nucléaire de Thernobyl qui provoqua une augmentation importante du nombre d'enfants victimes de malformations. Une autre tendance, qui enthousiasme véritablement Lester Brown celle-là, est le développement de l'électricité éolienne. La production de cette source d'énergie est passée de 3050 mégawatts à 3710 mégawatts en 1994, une croissance de 22 % pour cette seule année. Brown n'hésite pas à affirmer ce que Électricité de France doit qualifier d'hérésie: «Aux Etats Unis, le potentiel du vent au Nord et au Sud Dakota ainsi qu'au Texas pourrait facilement satisfaire les besoins en électricité de tout le pays. En Europe, l'énergie provenant du vent pourrait, en théorie, satisfaire tous les besoins en électricité du continent. Avec une vingtaine de gouvernements nationaux qui prévoient d'exploiter cette ressource, une croissance rapide dans les années à venir paraît inévitable.» Décidément, Lester Brown n'a pas peur de déclencher la polémique!
     Un chapitre particulièrement remarquable est l'apport innovateur et original de Aaron Sachs, Faire respecter les droits de l'homme et la justice environnementale. Ce sont des domaines faits pour collaborer; dit-il. Il relate le cas tragique de Chico Mendes, le seringuero assassiné en 1988 par un grand propriétaire terrien dans une région reculée de l'Amazonie brésilienne. Mendes défendait une exploitation de la forêt respectueuse de l'environnement par la récolte du latex utilisé pour la fabrication de caoutchouc et de noix sauvages. Sachs rappelle que l'entente entre défenseurs de l'environnement et défenseurs des droits de l'homme ne fut pas spontanée mais qu'elle est le résultat de l'évolution des deux milieux militants. Inde, Équateur, Honduras, Oregon aux Etats Unis: les exemples de chevauchement entre droits de l'homme et justice environnementale sont nombreux et impliquent habituellement un conflit d'intérêts quant à l'usage de la terre et de ses ressources. 
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Le cas le plus scandaleux est la pendaison de Ken Saro-Wiwa, le leader du Movement for the Survival of the Ogoni People avec sept autres de ses camarades de lutte. Une lutte contre la Shell qui, par l'extraction du pétrole, détruit l'écosystème du territoire sur lequel et duquel vit depuis des siècles cette minorité du Nigeria, l'Ogoniland. La multinationale pétrolière apporte son soutien, bien rendu, au régime militaire nigérian.
     Dans ces deux cas, le chevauchement entre droits de l'homme et justice environnementale est clair. Mais comment lie-t-on défense des droits de l'homme et justice environnementale planétaire? Concernant la détérioration de la couche d'ozone ou le chingement climatique, l'enchevêtrement des deux concepts ne saute pas aux yeux. C'est pourtant ce que réussit à démontrer remarquablement Aaron Sachs en jonglant avec les disciplines. Lisez seulement: «Dans le contexte écologique, la principale différence entre les droits civils et politiques d'une part et les droits économiques, sociaux et culturels d'autre part, est que les premiers sont largement des droits procéduraux alors que les seconds sont de fond: les gens exercent leurs droits individuels (comme le droit de libre expression) pour protéger leurs droits communautaires liés à l'environnement (le droit à une couche d'ozone intacte).» Pour l'auteur; le chevauchement entre droits de l'homme et ordre du jour environnemental s'intègre dans l'histoire internationale même des droits de l'homme. En 1948, à peine trois ans après l'entrée en vigueur de la Charte des Nations Unies, l'Assemblée générale adopta la Déclaration universelle des droits de l'homme, le premier consensus international moral concernant ce que les individus peuvent attendre de la société civile. A coté des libertés civiles individuelles qui sont à la base du mouvement, de la liberté d'expression à la condamnation de la torture, la Déclaration couvrait également des droits plus larges, davantage communautaires comme la santé, l'alimentation, le logement et le travail - précisément les droits qui sont au coeur du mouvement environnemental.  
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Et Sachs d'expliquer: «Les droits très concrets des communautés combinent la morale et la perspective scientifique pour soutenir la protection de la vie; ils ont le rôle crucial de présenter ce que les gens devraient attendre de leur environnement, comme de l'air et de l'eau propres. Ils [les membres de ces communautésj définissent ce qu'est une injustice environnementale. Mais ce sont les droits procéduraux qui fournissent peut-être le terrain commun des deux mouvements, au niveaux individuel, communal et même national, car il s'agit des droits qui permettent aux individus de travailler pour la prévention d'injustices environnementales.» Selon Sachs, la justice environnementale est un concept puissant qui ramène chacun au niveau d'une dépendance que nous partageons tous: celle d'un environnement sain.
     Notons également les apports de Christopher Flavin sur l'évidence croissante d'un changement climatique observable sous la forme d'extrêmes dont la fréquence est inhabituelle. Celui de Sandra Postel sur les moyens d'inventer une politique pour un usage soutenable de l'eau et celui de Janet Abramovitz qui aborde la préservation de l'eau douce, les effets des barrages et l'origine des inondations. Gary Gardner se demande, quant à lui, comment protéger les ressources agricoles. Chris Bright explique la menace des invasions biologiques (arrivée soudaine de plantes, d'insectes ou d'animaux exotiques dans un milieu donné), leurs effets en cascades, les moyens de transport de ces éléments exotiques, comment ils peuvent nuire à l'économie et comment ce phénomène peut être contrôlé. Pour sa part Anne Platt cherche l'origine des maladies infectieuses, tandis que Hal Kane démontre qu'un virage vers des industries soutenables est en voie de réalisation (la production d'acier à partir de ferraille passe de 5 % à 35 % aux Etats-Unis grâce au développement de minifonderies, le recyclage du papier est une révolution ). Enfin, David M. Roodman explique comment une modification de la fiscalité peut orienter l'économie de marché vers des politiques environnementales plus judicieuses.
Benoît Lambert, Genève
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