COMMENT SOMMES-NOUS "PROTEGES" CONTRE LE RAYONNEMENT ? (suite)
Les normes internationales de radioprotection. Le rôle de la Commission internationale de protection radiologique.

(in SEBES, Radioprotection et droit nucléaire, Genève, 1998)

Par Roger Belbéoch


VII. LES RECOMMANDATIONS DE 1977 (CIPR 26)
     Les recommandations de 1965, publiées en 1966 sont amendées en 1969 et 1971 mais la révision des recommandations adoptées par la CIPR en 1977 [13] apporte des vues nouvelles sur le système de radioprotection bien que les limites maximales de dose demeurent inchangées pour une irradiation uniforme de l'ensemble du corps [14].
     La publication CIPR 26 de 1977 tente de rationaliser l'ensemble du système de radioprotection élaboré jusqu'alors afin de le rendre cohérent. Mais cette recherche de la cohérence permettra d'augmenter le risque "acceptable" pour certaines irradiations.

1. Les principes généraux :

     En introduction la CIPR réaffirme comme à l'accoutumée son souci de demeurer suffisamment vague pour permettre aux instances nationales d'adopter &laqno; ce qui convient le mieux à leurs besoins respectifs ».  Enfin la CIPR réaffirme le cadre qu'elle s'est donné : "la protection contre les rayonnements a pour but de protéger les individus, leurs descendants et le genre humain dans son ensemble, tout en permettant d'exercer des activités qui sont nécessaires" (Art. 5). Ainsi la "nécessité" de l'industrie nucléaire, affirmée sans justifications, sera donc une limitation pour la protection des individus et du genre humain. Il est facile de constater que les normes de radioprotection n'ont en rien entravé le développement de l'activité nucléaire (civile et militaire).
     L'article 12 précise les principes qui devraient guider les responsables de la radioprotection :

a) aucune pratique ne doit être adoptée à moins que son introduction ne produise un bénéfice net positif ;
b) toutes les expositions doivent être maintenues au niveau le plus bas que l'on pourra raisonnablement atteindre, compte tenu des facteurs économiques et sociaux ;
c) l'équivalent de dose reçu par les individus ne doit pas dépasser les limites recommandées par la Commission.

Et l'article 68 précise :

 "La Commission recommande un système de limitations des doses qui vise essentiellement à garantir qu'aucune source d'exposition ne soit injustifiée par rapport à ses avantages ou à ceux de tout autre pratique utilisable dans le même but, que toute exposition nécessaire soit maintenue à la valeur la plus faible qu'on puisse raisonnablement atteindre."

     Ces contraintes ne sont en fait que des vúux pieux qui ne peuvent entrer dans le cadre d'une quelconque législation. Le "bénéfice" net évoqué ici n'est pas précisé. Plus loin il est indiqué que ce bénéfice devrait affecter les individus irradiés ou la société dans son ensemble. Ainsi l'intérêt de la collectivité (évalué par les experts de l'État) peut être opposé à l'intérêt d'un individu pour autoriser son irradiation. Le "bénéfice" d'une non-irradiation ne peut guère se quantifier, par contre le coût qu'impliquerait une protection rigoureuse est facilement quantifiable par les exploitants nucléaires : la radioprotection pourrait coûter cher si l'on ne tenait compte que de la protection des individus. Les "facteurs économiques et sociaux" détermineront les limites "raisonnables" de la radioprotection. Ces principes sont clairement explicités par la CIPR.
     D'autre part, d'après la CIPR, on pourrait se considérer en droit d'exiger, en cas de litige avec des pollueurs en radioactivité, que ceux-ci fournissent une justification de leurs pratiques. Que faire quand ils ne peuvent pas fournir de justification ?  Depuis quelques années on a découvert en France des décharges sauvages (véritables dépotoirs) émanant du Commissariat à l'Énergie Atomique, d'un grand nombre d'industriels et de laboratoires de savants fort éminents. A la suite de quoi, pour toute réplique, les autorités officielles se sont contentées de dresser un inventaire de toutes les décharges clandestines illégales. Les responsables auraient pu avancer que ces dépotoirs sauvages avaient économisé beaucoup d'argent à la communauté ce qui compensait les détriments éventuels sur la santé de la population (cancers, défauts génétiques).

2. le détriment

 La CIPR sépare les effets du rayonnement en deux catégories :

a) les effets déterministes ; ils apparaissent au-dessus d'un certain seuil de dose qui dépend de l'effet considéré (par exemple une radiodermite) et pour des doses relativement élevées. Leur gravité dépend de l'importance de la dose.
b) les effets stochastiques ; c'est la probabilité d'apparition de l'effet et non sa gravité qui est fonction de la dose, sans seuil. Aux niveaux de doses faibles intéressant la radioprotection les effets héréditaires sont considérés comme stochastiques. Parmi les effets somatiques, ce sont les cancers qui représentent le principal risque et la CIPR ne s'intéresse ici qu'aux cancers mortels. Le niveau de gravité n'intervient donc pas puisqu'il s'agit du stade de la mort.

     Le système de radioprotection recommandé se fixe comme objectif de protéger les individus contre tout effet nocif déterministe et de limiter les probabilités des effets stochastiques à des niveaux jugés acceptables (Art. 9).
 Pour les effets stochastiques, qui dépendent à la fois des doses reçues et des individus considérés comme moyennés dans un groupe, le facteur de risque donne le nombre d'effets héréditaires graves et le nombre de cancers mortels.
     Remarquons que souvent l'expression "effet stochastique" est interprétée comme étant synonyme d'un "effet incertain". Ce genre d'effet, s'il est incertain au niveau d'un individu irradié particulier faisant partie d'un groupe, est par contre bien déterminé pour le groupe d'individus irradiés (dans un intervalle de probabilité significatif) : pour ce groupe on connait le nombre de cancers mortels avec sa marge d'erreur mais on ne sait pas qui sera atteint. Dans ce cas l'incertitude est limitée par des considérations statistiques mais l'effet n'est en aucun cas incertain comme de nombreux radioprotectionnistes l'affirment dans leurs discours médiatiques.
     La CIPR, dans un court paragraphe, traite des enfants et foetus. "L'exposition avant la naissance ou au cours de l'enfance peut gêner la croissance et le développement ultérieurs [...]. Il semble que la prédisposition à l'induction de certaines affections malignes soit plus élevée au cours de la période prénatale et de l'enfance que dans l'âge adulte." (Art. 65). Il n'y aura pourtant aucune quantification du risque accru de ces groupes à risque et pas de limites de doses particulières comme par exemple les niveaux de contamination de la nourriture en cas d'accident nucléaire.
     Puisque pour les cancers seule compte l'issue fatale, le détriment considéré par la CIPR élimine tous les effets de morbidité. Les tumeurs malignes soignables par radiothérapie,  chimiothérapie ou chirurgie ne font pas partie du détriment. Tant pis si l'ablation de la thyroïde entraîne des troubles de développement moteur et mental chez les enfants, si elle doit être compensée par la prise constante de médicaments.
En ce qui concerne le raccourcissement de la durée de vie par d'autres effets que l'induction de tumeurs, sa mise en évidence "n'est pas concluante et ne peut pas être utilisée sur le plan quantitatif" (Art. 67).
     Quant aux effets génétiques, rien dans cette publication ne définit ce que la CIPR appelle des affections héréditaires graves.

3. L'acceptabilité du détriment

     La Commission a désiré fonder ses limites de dose sur des critères objectifs, quasi-naturels et dont l'acceptabilité irait de soi et ne nécessiterait aucune discussion avec ceux qui doivent subir le détriment des irradiations : les travailleurs de l'industrie nucléaire et les individus de la population.

a) L'acceptabilité professionnelle est définie de la façon suivante : aucun travailleur ne soulève de problème de sécurité professionnelle lorsqu'il travaille dans l'industrie la plus sûre. Si les normes de radioprotection font de l'industrie nucléaire une industrie encore plus sûre que l'industrie la plus sûre, il est évident que personne ne pourra se plaindre. La CIPR a adopté pour l'industrie la plus sûre un risque de mortalité professionnelle de 1 mort par an pour 10 000 travailleurs.
     On peut contester cette valeur. D'après les évaluations officielles publiées en Angleterre pour la période 1974-1978, l'industrie du vêtement, industrie la plus sûre, conduisait à un risque 20 fois inférieur. Le risque pris comme référence par la CIPR est voisin de celui de l'industrie chimique française qui est loin de représenter ce qu'on fait de plus sûr comme activité industrielle.
     En résumé : la CIPR recommande à l'industrie nucléaire de ne pas tuer par an plus d'un travailleur sur 10'000.
b) L'acceptabilité du risque nucléaire pour la population. Le raisonnement est analogue mais la CIPR prend comme risque "naturel", donc acceptable, celui des transports publics soit, d'après la Commission, de 1 à 5 accidents mortels chaque année par million de personnes transportées. En fait, ce risque dit acceptable n'est en réalité qu'une nécessité qui nous est imposée par les conditions d'exploitation des transports publics. Quand un accident grave d'avion ou de train se produit avec des morts et des mutilés, personne n'ose dire que ce sont là des accidents tout à fait acceptables. Un renforcement des mesures de sécurité pour les éviter n'est pas considéré par les usagers comme non  raisonnable.

     Cette façon de définir l'acceptabilité du risque nucléaire permet à la CIPR de présenter les limites maximales acceptables d'une façon rationnelle sans qu'il soit nécessaire de consulter ceux qui devront subir les détriments. La dose annuelle maximale admissible sera le rapport du risque acceptable (probabilité acceptable de surplus annuel de mortalité) par le facteur de risque du détriment (probabilité du détriment, la mort par cancer par unité de dose). Ceci étant fixé, on pourrait s'attendre à ce que toute modification de l'un des deux termes se répercute automatiquement sur la limite acceptable. On verra que la CIPR ne pourra pas appliquer rigoureusement sa définition du risque acceptable et que, plus tard, obligée d'augmenter le facteur de risque elle abandonnera la façon de calculer la limite de dose acceptable. La CIPR sera obligée de modifier les règles de son propre jeu au fur et à mesure de l'évolution des données sur le facteur de risque de cancer.

4. Les facteurs de risque du rayonnement.

     Le facteur de risque relatif aux effets biologiques est l'une des clés pour l'établissement de normes de radioprotection. La Commission s'appuie sur l'hypothèse "qu'il existe pour les effets stochastiques [cancers et effets génétiques] une relation linéaire sans seuil entre la dose et la probabilité d'apparition d'un effet". (Art. 27)
     Cependant la Commission considère que "La relation qui existe entre la dose reçue par l'individu et un effet biologique déterminé constitue  un sujet complexe dont l'éclaicissement exige encore beaucoup de travail". (Art. 27) Cela laisse entendre qu'une révision du facteur de risque du rayonnement est possible, probablement en baisse dans la pensée des experts de la Commission car la complexité évoquée ici concerne l'existence ou la non existence d'un seuil de dose en dessous duquel il n'y aurait aucun effet biologique ou que la relation effet/dose, dans le domaine des faibles doses ne serait pas linéaire mais quadratique (dans ce cas le risque par unité de dose diminuerait quand la dose diminue).
     Tout en admettant, pour fixer les limites acceptables, l'existence d'une relation linéaire effet/dose sans seuil la Commission insiste beaucoup sur le fait qu'il s'agit là probablement d'une surestimation du risque et que les limites qu'elle propose correspondent à une limite  supérieure du risque. Elle en déduit "qu'il devient important de reconnaître qu'elle peut conduire à une surestimation des risques dus aux rayonnements, laquelle à son tour pourrait conduire au choix d'alternatives plus dangereuses en elles-mêmes  que les pratiques entraînant une exposition aux rayonnements". (Art. 30).
     Dans ces conditions on ne comprend pas très bien l'intérêt des limites de doses recommandées par la Commission car elle propose elle-même aux exploitants nucléaires de ne pas les respecter éventuellement si cela s'avère nécessaire.
     En 1986 de nombreux experts se sont appuyés sur ce genre d'argument pour affirmer que la catastrophe de Tchernobyl ne causerait aucun mort par cancer.

5. Une nouvelle unité, le sievert

    La Commission adopte la nouvelle unité d'équivalent de dose, le sievert (Sv): 1 Sv = 100 rem ce qui ne va pas faciliter les explications grand public alors que cette nouveauté n'apporte rien sur le plan scientifique.

6. Le "détriment", risque cancérigène et risque génétique

     Le rapport ne donne qu'un ordre de grandeur 10-2/Sv (10-4/rem) pour le risque global d'une irradiation uniforme du corps. Il détaille ensuite le risque cancérigène pour chaque organe.On obtient le risque global en additionnant l'ensemble des risques pour les différents organes.

- le risque cancérigène pour une irradiation uniforme de l'ensemble du corps est : 1,25 10-2/Sv (ou 1,25 10-4/rem).
- le risque dû aux effets héréditaires pour les deux premières générations  est : 4 .10-3/Sv (ou 0,4 .10-4/rem).
- le risque dû aux effets héréditaires pour l'ensemble de toutes les générations : 8 10-3/Sv (ou 0,8 10-4/rem). Cela donne un détriment total de
1,65 10-2/Sv (1,65 10-4/rem) pour les travailleurs et 2,05 10-2/Sv (2,05 10-4/rem) pour les individus du public.

7. L'équivalent de dose effectif

     Dans les recommandations précédentes la Commission considérait les gonades et les organes hématopoïétiques comme des organes critiques et recommandait pour eux une limite de dose annuelle (travailleurs) de 5 rem soit 50 millisievert dans la nouvelle unité (50 mSv). Elle recommandait aussi une limite de 5 rem/an pour une irradiation uniforme de l'ensemble du corps et d'autres limites pour les autres organes (10 fois moins pour le public). Ce système était peu cohérent car le risque d'une irradiation globale du corps se trouvait être identique à celui de l'irradiation d'un organe ou tissu particulier critique.
     La CIPR va rendre son système cohérent en affectant à la dose absorbée par chaque organe un coefficient wT. C'est la somme des doses pondérées par les wT des divers organes et tissus qui donnera ce qui est dénommé "équivalent de dose effectif". Ainsi la limite de dose annuelle pour l'irradiation localisée à un seul organe sera égale à la limite pour l'ensemble du corps divisée par wT soit (50 mSv/an : wT)  ou (5 rem : wT).
     D'autre part, pour éviter l'apparition d'effets déterministes (non stochastiques) la CIPR fixe pour chaque organe une limite de 0,5 Sv/an (50 rem/an).
     C'est la plus faible de ces deux limites qui sera adoptée comme limite maximale acceptable pour chaque organe.

8. Les doses maximales acceptables

     Il se pose un problème de logique car le détriment global comporte deux termes, le risque cancérigène qui exprime un nombre de morts alors que l'autre terme, le risque génétique, exprime un effet grave (sans que la gravité ait été précisée. Est-ce aussi un risque mortel ? On peut le supposer). En appliquant la règle que la Commission s'est fixée  pour établir la limite des risques acceptables de 10-4 morts/an pour les travailleurs et de 10-5 à 10-6 morts par an pour le public les doses maximales acceptables deviendraient :

- pour les travailleurs, 10-4/an : 1,65 10-2/Sv = 6 mSv/an (0,6 rem/an).
- pour la population, 10-5/an : 2,05 10-2/Sv =  0,5 mSv/an  (0,05 rem/an),   borne supérieure du risque acceptable, 10-6/an : 2,05 10-2/Sv = 0,05   mSv/an (0,005 rem/an), borne inférieure du risque acceptable.

     En réalité la CIPR ne peut pas appliquer strictement les règles qu'elle s'est elle-même fixées. Les limites dites acceptables de l'équivalent de dose effectif sont fixées à :

a) pour les travailleurs : 50 mSv/an (5 rem/an)
b) pour la population : 5 mSv/an (0,5 rem/an)

     Ainsi en appliquant ses propres règles on peut dire que les doses acceptables recommandées par la CIPR correspondent à environ 10 fois ce qu'elle considère elle-même comme "acceptable" !
     Pour retrouver une certaine cohérence la CIPR doit introduire de nouveaux concepts qui sont en contradiction avec des conditions fixées au départ, comme par exemple la protection individuelle sur une base de risque annuel.

- pour les travailleurs :
 &laqno; Dans de nombreux cas d'exposition professionnelle où le système de limitation des doses de la Commission a été appliqué, l'équivalent de dose moyen annuel obtenu n'est pas supérieur au dixième de la limite annuelle ». La CIPR ajoute : "L'application d'une limite d'équivalent de dose procure donc au travailleur moyen du groupe [souligné par nous] une protection nettement meilleure que celle qui correspondrait à la limite". (Art. 99)
     La définition du travailleur moyen est vague. S'agit-il de la moyenne de ceux qui travaillent en permanence en zones actives ou s'agit-il de la moyenne du personnel total de l'exploitation nucléaire généralement répertorié comme travailleur sous rayonnement ?
     La CIPR admet que certains individus du groupe peuvent être exposés à des doses voisines des limites acceptables mais "il est peu probable que les travailleurs qui sont exposés à des niveaux proches des limites d'équivalent de dose reçoivent des doses de cet ordre au cours de chaque année de leur vie professionnelle et le risque total couru par chaque travailleur serait déterminé par l'équivalent de dose qu'il pourrait recevoir au cours de sa vie entière". (Art. 101)
     Sans l'expliciter clairement, la CIPR fonde ses recommandations sur un risque annuel moyen pour l'ensemble des travailleurs d'une installation nucléaire ou sur un risque individuel accumulé pendant la vie professionnelle, alors qu'elle utilise pour son critère d'acceptabilité le risque annuel individuel dans l'industrie la plus sûre. Cette façon de procéder lui permet de réintroduire le facteur 10 qui lui manquait. Pour justifier ce facteur 10 au-dessus du risque défini comme acceptable, la Commission modifie brutalement son concept d'acceptabilité : "Une exposition de longue durée d'une proportion importante des travailleurs aux limites d'équivalent de dose ou à des niveaux proches de celles-ci, ne serait acceptable que si une analyse coût-avantages approfondie montrait que le risque plus élevé qui en résulte était justifié." (Art. 102) Il est évident qu'une analyse coût-avantages montrera que ces doses élevées conduisent pour l'exploitant à des économies alors que les coûts sont nuls puisque ces doses ne dépassent pas les limites recommandées donc n'entreront pas dans d'éventuelles indemnisations de maladies professionnelles.

- pour la population :
     Là aussi il y a un facteur 10 au-dessus de l'acceptabilité définie par la CIPR. "L'application d'une limite de dose de 5 mSv  [0,5 rem] aux personnes du public conduira probablement à des équivalents de dose moyens inférieurs à 0,5 mSv, à condition que les pratiques qui sont à l'origine d'une exposition du public soient peu nombreuses et n'entraînent qu'une exposition faible à l'extérieur des groupes critiques". (Art. 120) De plus, "comme les expositions au niveau de la limite d'équivalent de dose ne seront probablement pas répétées pendant un grand nombre d'années, il sera encore possible de limiter de manière satisfaisante la dose reçue au cours de la vie". (Art. 122)
     Là encore à propos de l'acceptabilité la CIPR abandonne le critère de protection annuelle acceptable pour les individus du public au profit à la fois d'une moyenne sur les individus et d'une moyenne dans le temps en acceptant que les individus des groupes critiques de la population puissent être soumis à des risques 10 fois supérieurs au risque acceptable. De cette façon la CIPR récupère le facteur 10 qui lui manquait.

9. Du bon usage de l'équivalent de dose effectif

     Ou comment la CIPR réussit à diminuer les facteurs de sécurité apportés par le système de radioprotection tout en réduisant la limite de dose acceptable.
     Nous avons vu précédemment que les limites recommandées s'appliquent à l'équivalent de dose effectif c'est à dire à la somme des doses pondérées des organes et tissus. Inversement, la dose maximale acceptable pour l'irradiation d'un seul organe ou tissu s'obtient en divisant l'équivalent de dose effectif maximum (limite stochastique) soit 50 mSv/an (5 rem/an) par le coefficient wT de cet organe et ne doit pas dépasser 0,5 sievert (limite non stochastique). Dans le cas contraire c'est la limite non stochastique de 0,5 Sv (50 rem) qui devient la dose maximale acceptable. Les valeurs correspondant aux différents organes et tissus caractérisés par leur coefficient wT  sont donnés dans le tableau suivant.

     Les deux dernières colonnes donnent les doses maximales admissibles recommandées en 1965 (CIPR 9)* et les doses maximales acceptables recommandées en 1977 (CIPR 26). On voit qu'elles ont toutes été augmentées avec la nouvelle réglementation.
* Les valeurs de 1965 étaient en rem et nous indiquons donc toutes les doses dans cette unité.

     Ainsi la CIPR établit la cohérence de son système de radioprotection non pas en conservant les limites acceptables d'irradiation des divers organes et en diminuant la limite de l'irradiation uniforme du corps mais en faisant l'inverse avec pour conséquence une réévaluation à la hausse des doses maximales relatives à l'irradiation des différents organes.
     La détermination de l'équivalent de dose effectif (dose corps entier) à partir des wT définis en 1977 et des limites de dose pour des organes critiques définies par la CIPR 9 en 1966, donnerait, en prenant la moelle osseuse comme référence (5 rem soit 0,05 Sv) une limite de dose pour le corps entier de 5 rem X 0,12 = 0,6 rem/an (0,006 Sv/an) soit 8 fois moins que la limite recommandée en 1977 de 0,05 Sv/an (5 rem/an).
     Ceci est loin d'être anodin car ce sont ces doses maximales acceptables spécifiques à chaque organe qui sont à la base du calcul des limites annuelles d'incorporation (par inhalation et ingestion) des différents radionucléides s'ils se fixent préférentiellement sur des organes particuliers. On peut en percevoir toute l'importance dans le cas d'une population vivant sur des territoires contaminés par un accident nucléaire si l'on veut calculer le détriment possible et l'opportunité de contre-mesures (normes de contamination de la nourriture, évacuation etc.).

10. L'analyse coût/bénéfice

     La CIPR recommande de maintenir toutes les doses à des niveaux aussi bas qu'il est possible de le réaliser d'une façon raisonnable (principe dit ALARA : As Low As Reasonably Achievable). Le "raisonnable" est déduit d'une analyse coût/bénéfice : toute réduction des doses par amélioration des équipements de protection augmente le coût (investissement et exploitation) et il en résulte un bénéfice pour les individus concernés (pour leur santé). Si ce surcoût de protection était dépensé dans un autre domaine, ce serait peut-être plus profitable pour la collectivité. Dans ce cas la réduction des doses n'est pas raisonnable. Ce concept d'analyse coût/bénéfice conduit à une protection de type social alors que la CIPR voulait fonder ses recommandations sur une protection essentiellement individuelle.
     Le raisonnement de la CIPR est par ailleurs très simpliste. Si l'analyse coût/bénéfice faite par l'exploitant nucléaire montre que les économies réalisées en n'augmentant pas la radioprotection du personnel et du public seraient mieux utilisées dans d'autres domaines de la protection sanitaire, il n'est pas exigé par contre que ces économies soient versées par l'exploitant au budget national de la santé.
     En conclusion : La CIPR veut, en 1977, donner au système de radioprotection qu'elle recommande une forte cohérence et une justification absolue de l'acceptabilité des risques, qui ne nécessitent aucune consultation des intéressés, les travailleurs et la population. On voit que sur ces deux points elle échoue car afin d'établir cette apparente cohérence générale elle est obligée de violer un certain nombre des principes fondateurs de ses recommandations.
De plus la CIPR en a profité pour augmenter notablement d'une façon implicite les doses maximales acceptables d'irradiation des organes. Cela lui permettra de relever les limites annuelles d'incorporation. Karl Morgan a analysé très en détail cette augmentation des limites annuelles d'incorporation pour un grand nombre de radionucléides [15]. Ceci permet aux exploitants une gestion plus commode du nucléaire au quotidien et, bien sûr, ne peut que faciliter la gestion des accidents nucléaires. (suite)


Notes:

[13] International Commission on Radiological Protection, "Recommendations of the International Commission on Radiological Protection", ICRP Publication 26  (Adopted January 17, 1977). Annals of the ICRP, vol. 1 n° 3, Pergamon Press.

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[14] Roger BELBÉOCH, "Les recommandations de la CIPR de 1977 à 1990 : Comment les experts conçoivent notre protection contre les rayonnements", in La Gazette Nucléaire  n°105/106, nov. 1980.

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[15] Karl Z. MORGAN, "ICRP Risks Estimates. An Alternative View", Radiation and Health, the Biological Effects of Low Level Exposure to Ionizing Radiation, Edited by Robin RUSSELL Jones and Richard SOUTHWOOD, John Wiley and Sons, 1987.
     En 1979 la CIPR 30 introduit pour les travailleurs les Limites Annuelles d'Incorporation  par inhalation et ingestion et une Limite dérivée de concentration dans l'air. Entre 1979 et 1989 rapports principaux et additifs vont se succéder pour déterminer ces limites pour tous les radionucléides toujours sous le titre de CIPR 30.
        A partir de ces limites on peut recalculer les valeurs des CMA eau et air. [La nouvelle unité utilisée est le becquerel (1 microcurie = 37000 Bq)]. Karl Morgan, dans son article de 1987 montre que plus de 70% des nouvelles LAI correspondent à une augmentation des anciennes CMA air et eau.

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