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SEBES 2007 |
LA BIOSPHERE DE L'ANTHROPOCENE
climat et pétrole, la double menace - Repères
transdisciplinaires (1824-2007)
Jacques Grinevald
Introduction
« L'homme en tant qu'être vivant est indéfectiblement
lié aux phénomènes
matériels et énergétiques d'une des enveloppes
géologiques de la Terre: la Biosphère.
Et il ne peut en être physiquement indépendant un seul
instant.»
Viadimir I. VERNADSKY (1945)
«C'est l'ignorance qui domine la science de la Biosphère,
le centre de notre projet.»
Jerome RAVETZ (1986)
Le dossier que je présente ici
au public - en marge de mon enseignement et d'autres travaux en cours,
et après bien des scrupules et des hésitations - n'est qu'une
tentative provisoire, volontairement incomplète et inachevée.
J'espère bien pouvoir rapidement fournir une deuxième édition
revue et corrigée. Ce n'est qu'un essai, dans le vrai sens du terme,
et en l'occurrence d'un genre hybride, personnellement modifié.
Comme la plupart de mes travaux, depuis une trentaine d'années et
même un peu plus, il s'agit toujours d'un work in progress,
sans doute parce que je suis avant tout un philosophe et un chercheur interdisciplinaire,
toujours critique, y compris sur moi-même. Une bonne partie de ma
vie intellectuelle et professionnelle a été consacrée
à l'histoire des idées et à une approche socio-épistémologique
du développement à l'échelle mondiale, en particulier
du développement scientifique et technologique issu de la «révolution
moderne» de l'Europe chrétienne occidentale. |
Malgré quelques velléités,
souvent malheureuses, la vocation du signataire de ces lignes n'est pas
celle d'un écrivain (je n'ai pas la plume facile!), mais plutôt
d'un éternel étudiant, engagé dans la résistance
contre «la barbarie del "especialismo"» (selon l'expression
du philosophe espagnol José Ortega y Gasset dans l'entre-deux-guerres).
C'est aussi une vocation pédagogique (j'ai pratiqué le métier
d'enseignant dans des milieux très différents), mais si j'aime
les choses sérieuses, je n'aime pas me prendre trop au sérieux.
On connaît la différence que faisait Paul Valéry -
l'un de mes poètes et penseurs préférés - entre
les gens qui ont des idées et les gens qui sont sérieux!
Ce livre, qui est un guide de lecture, un instrument de travail et de réflexion,
est destiné aux esprits curieux, aux amateurs, aux vrais dilettantes,
au vieux sens italien du terme. La Geological Society of London les accepte
encore, j'en suis très honoré, et je profite de l'occasion
pour souhaiter à cette auguste et prestigieuse société
savante un heureux bicentenaire en cette année 2007!
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Issu d'un travail de longue haleine,
présenté ici sous une forme fragmentaire et schématique,
peut-être un peu déroutante au premier abord, ce livre voudrait
partager ma passion pour l'histoire des sciences et tout particulièrement
les sciences de la Terre et de la Vie, qu'on cherche à présent
à réunir sous le concept de Système Terre parce qu'il
s'agit d'une coévolution, entre le vivant, la Terre, le climat et
à présent les humains. Relativement tôt, je me suis
acclimaté à des paysages intellectuels et des mondes culturels
très différents, élaborant une pensée métisse
qui recherche la réconciliation et la synthèse plutôt
que la division et l'analyse. Ce qui ne veut pas dire que j'ai rejeté
les spécialisations et les approches analytiques. Entre le romantisme
et le classicisme, on peut trouver ou inventer des styles intermédiaires.
Eduqué dans mon enfance d'une manière
française très catholique, je me suis éloigné
- après le dépaysement et la décentration d'un long
séjour au coeur de l'Afrique - d'un certain humanisme religieux
soi-disant universel que je trouve à présent terriblement
«eurocentrique», et même excessivement anthropocentrique. |
Je me suis révolté intérieurement, contre le fossé
des «deux cultures», en l'occurrence celle, religieuse ou humaniste,
qu'on m'avait inculquée, et celle, plus écologique et plus
scientifique, que j'ai été chercher ailleurs et qui m'aida
à dépasser les préjugés de mon analphabétisme
environnemental et de mon inculture épistémologique. Réduire
ce fossé «moderne», entre culture et nature, ne se fait
pas plus en un jour que Rome! Même à un niveau modestement
individuel. Cela ne se fait pas non plus tout seul. Ce fut pour moi, et
c'est toujours, une randonnée inachevée, incertaine et périlleuse,
mais c'est un bonheur d'aimer découvrir et apprendre, voire de se
tromper et de le reconnaître. Comme nous disait le regretté
Jean Piaget, en apprenant, on gagne deux fois, car en apprenant quelque
chose on apprend aussi à apprendre.
p.18
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Mes études en sciences
économiques et sociales, heureusement menées de front avec
mon penchant pour la philo, mais aussi à cause de l'actualité
des problèmes scientifiques et de l'évolution des relations
internationales, m'amenèrent à ma seconde alma mater,
l'histoire des sciences, non pas purement intellectuelle mais avec le regard
critique de la sociologie (politique) des sciences et des techniques dont
l'essor faisait partie de ma génération, dans les années
1970. Au même moment, l'écologie (scientifique et politique)
devenait bien une nouvelle perspective, aussi subversive que passionnante.
Mais il restait beaucoup à faire pour en prendre toute la mesure
et en approfondir toutes les implications théoriques et pratiques.
En retour, j'ai pratiqué, d'une manière
transdisciplinaire, voire indisciplinée, une épistémologie
critique et une interdisciplinarité qu'on peut bien appeler sauvages,
si on veut. J'ai toujours revendiqué la liberté de mener
mes recherches sans contraintes disciplinaires ou dogmatiques, avec un
penchant certain pour ce bricolage intellectuel dont parlait l'anthropologue
Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, que l'un
de mes professeurs de philosophie, à Besançon, avait eu le
bon goût de me donner à lire pour un examen peu avant Mai
68. Bien entendu, cela me faisait sortir des sentiers battus et notamment
du splendide isolement des sciences de l'homme (ou des sciences économiques
et sociales) par rapport aux sciences de la nature. Mon premier amour pour
la cosmologie, la thermodynamique et la cybernétique, trois domaines
traversés par la redoutable question de l'entropie (cette nouveauté
épistémologique de notre civilisation thermo-industrielle)
dans les années 1960, ne fut pas un détour inutile, bien
au contraire. |
Sans le savoir (car nous n'avons aucune information en provenance du
futur, précisément à cause de la «flèche
du temps» entropique!), c'était une bonne préparation
à ma rencontre, en 1974, avec le grand Nicholas Georgescu - Roegen.
La «conscience écologique»,
qui ne tombe pas du ciel (mais nous aide à voir comment va le ciel!),
demande tout un apprentissage, toute une nouvelle éducation, à
rebours des cloisonnements disciplinaires, et surtout du grand partage
entre les sciences de l'homme et les sciences de la nature, de sorte qu'il
me fallût faire de longs efforts, heureusement avec quelques grands
amis, plus âgés et plus jeunes, mais aussi très souvent
en nomade solitaire, en marge des «multinationales de la pensée»
(je dois cette formule à Michel Serres, envers qui ma reconnaissance
et mon affection dépassent tout ce que je suis capable d'exprimer
en matière de gratitude). Tant bien que mal, je suis devenu un dissident
de la religion établie de mon époque et de ma société,
m'aventurant dans des domaines difficilement accessibles aux profanes,
du moins avant de se familiariser avec les jargons scientifiques. Ce vagabondage
intellectuel ne me rapporta pas beaucoup de sécurité ou de
confort, mais me récompensa, au-delà de mes espérances,
en m'ouvrant de nombreuses perspectives sur quelques profondes révolutions
intellectuelles de mon temps qui transforment radicalement notre conception
de la vie sur Terre et notre intime relation avec la vie de la Terre, notre
extraordinaire et unique «planète vivante» dans le système
solaire.
p.19
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Chemin faisant, j'ai fait de nombreuses
rencontres et j'ai eu la chance de m'intéresser à l'écologie
globale, la science de la Biosphère, au moment même où
cette nouvelle approche planétaire de la vie faisait l'objet d'admirables
recherches interdisciplînaires, aux Etats-Unis, en relation avec
l'aventure spatiale de la NASA, et, en URSS, avec ce que j 'ai proposé
d'appeler la «révolution vernadskienne», à peine
visible au niveau international avant la publication de la première
édition critique, en anglais, de La Biosphère de Vernadsky,
dont on m'a fait l'honneur de me confier l'Introduction (Vernadsky, 1998).
De nouvelles perspectives, malheureusement pas toujours très rassurantes,
se sont ouvertes, dans les années 1980, pour cette reconnaissance
de notre rôle dans «le destin de la Terre» (Schell, 1982),
plus précisément dans l'évolution de la Biosphère
actuelle.
Depuis cette époque
de fièvre épistémologique pour la nouvelle science,
encore embryonnaire et incertaine, de la Biosphère, en relation
avec le lancement du Programme International Géosphère-Biosphère
(IGBP), dans les années 1980, ma vision critique du développement
mondial, selon les canons de l'Occident, prit une tournure qui dépassait,
tout en la prolongeant, la révolution bioéconomique de Nicholas
Georgescu-Roegen. Rejetée par le mainstream des économistes,
elle est de plus en plus reconnue par les fondateurs de la mouvance (encore
très minoritaire) de l'économie écologique, de l'écologie
industrielle, et aussi du nouveau mouvement social (encore plus minoritaire)
qui fait campagne pour la décroissance, tous considérant
Nicholas Georgescu-Roegen comme un père fondateur et un auteur phare. |
Avec Georgescu-Roegen, Michel Serres, Ilya Prigogine et quelques autres,
la thermodynamique, avec son fameux principe de Carnot, devenu, depuis
Clausius (1865), la loi de l'entropie, est revenue sur le devant de la
scène, éclairant, avec sa chaleur et ses feux, cette histoire
humaine de la nature que Serge Moscovici avait, dès 1968, si
magistralement mise en perspective, en ravivant, cette fois sur terre,
«la pluralité des mondes» (Grinevald, 1975).
Dans le présent dossier, par souci
de simplification pédagogique et faute de place, je laisse de côté
ce débat anthropologique et philosophique. Il en reste, je crois,
des échos que le lecteur découvrira lui-même. Plus
que quelques rappels autobiographiques, pour en situer la genèse,
ce travail documentaire peu commun, résolument transdisciplinaire,
demande une introduction qui serve surtout d'avertissement pour le lecteur
qui ne connaît pas déjà certaines de mes publications,
de mes nombreuses conférences ou des idées enseignées
depuis des années. Cette petite introduction peut et doit servir
de mode d'emploi, car ce livre, tout compte fait, n'est rien d'autre qu'une
invitation au voyage encyclopédique, transdisciplinaire comme on
dit transocéanique, un carnet de notes, un mémento, un recueil
raisonné de références, une tentative de chronologie
et de bio-bibliographie annotée, bref une simple boîte à
outils. A chaque lecteur, ou utilisateur, de s'en servir comme il l'entend.
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Naturellement, une telle publication
mérite (et je l'espère bien) une avalanche de critiques.
D'ores et déjà, je m'excuse des omissions qui pourraient
décevoir ou froisser l'amour-propre de certains auteurs injustement
oubliés dans ce (petit) livre de référence. J'en ai
déjà fait plus d'une fois l'amère expérience,
et je le regrette sincèrement, mais c'est inévitable, ou
alors il ne faut citer personne et écrire des romans (il en existe
aussi sur la guerre pour le pétrole et le réchauffement -
ou le nouvel âge glaciaire - de la Terre). Je suis bien conscient
du caractère imparfait, incomplet, provisoire et plein de lacunes
(qualifiées ou non) de cette publication qui ne représente
qu'une partie, mais que j'espère essentielle, du dossier que j'ai
patiemment constitué au cours des années où j 'ai
eu la chance d'être chargé de cours et d'avoir assez de temps
libre pour lire presque tout ce que j 'avais envie de lire (je sais que
ce n'est pas un privilège largement répandu). Mon métier
d'enseignant, et accessoirement de conférencier, m'a habitué
à confectionner et à distribuer de nombreux documents bibliographiques
de ce genre. Ici, j'ai largement puisé dans les polycopiés
distribués à mes étudiants depuis des années.
On demande à un professeur de fournir des repères, de suggérer
des pistes de recherche et de réflexion, des noms d'auteurs! |
Même et surtout à l'heure de l'Internet et des «moteurs
de recherche», ce rôle de guide me semble indispensable. Mais
en tant qu'enseignant, je sais surtout que le plus difficile à transmettre,
c'est le désir de remettre en question ses propres préjugés
et ses croyances les plus fondamentales! La connaissance est non seulement
un processus psychologique et social, mais aussi un processus génétique
et historique. C'est auprès de l'exemple de certains de nos aînés
que nous apprenons le sens de la fameuse formule qui a traversé
les siècles, depuis Bernard de Chartres (au XIIe siècle),
dit-on, en passant par Isaac Newton, Arthur de Gobineau ou Claude Bernard:
nous sommes bien tous des nains mais juchés sur les épaules
des anciens, les géants surtout, nous pouvons voir plus loin qu'eux.
Récemment, dans la préface de son livre Le désenchantement
du monde. Une lecture politique de la religion, Marcel Gauchet a fait
remarquer que «nous sommes des nains qui ont oublié de monter
sur les épaules des géants. Si l'altitude de leur prouesses
nous est interdite, le secours de leur taille nous reste offert.»
p.21
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Ici comme dans mon enseignement,
et la plupart de mes publications, j'ai le souci de revenir aux sources,
de relire les pionniers et les authentiques fondateurs du savoir. L'un
de mes cours s'intitule «Les sources de la pensée écologique».
On en trouvera ici quelques traces. Ce cours fait d'ailleurs suite à
un enseignement intitulé «Catastrophisme et écologie
politique» (Initialement «Les fonctions idéologiques
du catastrophisme») que nous avons donné ensemble, Ivo Rens
et moi, depuis 1973, c'est-à-dire au lendemain du tollé qui
accueillit le premier rapport au Club de Rome, le fameux «rapport
Meadows» (1972) sur Les limites à la croissance. Il
est important de se rappeler qu'il était déjà question
de la crise écologique (annoncée en fait depuis Hiroshima),
de la crise de l'énergie, pressentie bien avant le premier choc
pétrolier de 1973; et qu'il était déjà question
des conséquences de l'expansion de l'espèce humaine dans
ce «monde fini» qu'est notre Terre en tant que planète
habitable. Mais il faut bien le reconnaître, on n'avait pas encore
bien compris l'accélération de la dynamique d'un système
aussi complexe que la Biosphère altérée par l'activité
humaine, et on ne croyait pas sérieusement à l'imminence
d'une double menace comme celle du changement climatique et de la déplétion
mondiale du pétrole brut! |
En premier lieu, ce livre, qui se veut un
simple dossier pédagogique, peut être classé dans la
littérature actuelle sur l'écologie, l'environnement, le
développement durable (c'est-à-dire écologiquement
soutenable et socialement équitable!), le climat et l'énergie
(un couple inséparable!), mais on peut tout aussi bien le classer
dans la littérature épistémologie et l'histoire des
sciences, l'économie ou encore les relations internationales, la
mondialisation ou la géopolitique. Sa problèmatique est en
effet très large puisqu'il s'agit de cette «problématique
mondiale» que cherchait à conceptualiser et à mettre
en discussion publique un visionnaire comme Aurelio Peccei, ce grand industriel
italien à l'origine du Club de Rome, en avril 1968, et dont il fut
l'animateur jusqu'à sa mort en mars 1984 (j'ai conservé la
notice nécrologique parue dans le Corriere della Sera parce
que j'étais ce jour-là en Italie pour une conférence
du mouvement pour la paix et la non-violence). On a oublié que le
premier rapport au Club de Rome illustrait déjà le problème
des courbes exponentielles de notre croissance avec la «courbe
de Keeling» (accès webmaistre)
qui mesure la dangereuse dérive anthropogénique de la concentration
du gaz carbonique dans l'atmosphère de notre planète en même
temps qu'elle nous révèle les oscillations saisonnières
de la respiration de Gaïa, la Biosphère de la planète
Terre.
p.22
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Il ne s'agit pas ici d'imiter
les travaux de prospective à long terme, mais simplement de rappeler
leur rôle d'éveilleur des consciences. Dans le domaine des
rapports entre énergie et climat, et en l'occurrence dans le problème
du changement climatique planétaire provoqué par les gaz
à effet de serre de la civilisation thermo-industrielle, le travail
de conceptualisation le plus audacieux a été publié
dans le cadre du projet appelé «le développement soutenable
de la Biosphère» (Clark et Munn, éds, 1986), entrepris
à l'IIASA, en marge des discussions interdisciplinaires au sein
du Conseil International des Unions Scientifiques (ICSU) qui devaient aboutir
au lancement du très ambitieux Programme International Géosphère-Biosphère
(Malone et Roederer, eds, 1985; ICSU, 1986). La création de l'IPCC
(GIEC en français, pour Groupe d'experts intergouvernemental sur
l'évolution du climat) n'est venue qu'ensuite (OMM-PNUE, 1988).
Le «consensus scientifique» n'a pas été créé
par l'IPCC, c'est au contraire l'existence de ce «consensus scientifique»,
depuis 1985 (la Conférence de Villach, OMM-PNUE-ICSU, 1985) qui
a rendu possible et nécessaire la création, par l'OMM et
le PNUE, de cet organisme hybride qu'est l'IPCC (GIEC), inédit et
unique en son genre, pour affiner et diffuser l'expertise scientifique
nécessaire à la mise en place du processus diplomatique devant
aboutir au cadre politico-juridique de la Convention-cadre des Nations
Unies sur les changements climatiques. |
L'IPCC a en effet joué son rôle d'intermédiaire
entre la recherche scientifique et le processus de décision politique
au sein de la communauté internationale. C'est d'ailleurs à
cause de ce rôle proprement diplomatique que l'IPCC est devenu une
cible pour les critiques en provenance des milieux d'affaires qui cherchaient
- c'est logique de la part des industriels du charbon et du pétrole
- à préserver leurs droits acquis. Les incertitudes, nullement
niées par les experts de l'IPCC, bien au contraire, servirent de
prétextes pour monter en épingle des polémiques qui
se présentaient dans le monde politico - économique et surtout
médiatique comme de véritables controverses scientifiques,
alors qu'il s'agissait le plus souvent - et j'en suis témoin - de
caricatures des authentiques et ligitimes controverses, parfois extrêmement
vives, qui ont lieu dans les cercles scientifiques spécialisés
ou la communauté scientifique au sens le plus large du terme. Le
temps a fait son oeuvre, dans tous les sens du terme. Les prévisions
des années 1970 n'ont pas été démenties à
l'aube du XXIe siècle, bien au contraire: l'accélération
des émissions du gaz carbonique (directement liée à
la croissance économique mondiale) et des changements climatiques
n'est pas contestable, et les sceptiques, comme ils s'appellent eux-mêmes,
se font de plus en plus rares (raison de plus pour que quelques-uns jouent,
sur la scène des télé-m'as-tu-vu, au génie
incompris et isolé). Le bulletin Météo donne de plus
en plus raison aux Cassandres et, qu'on le veuille ou non, le climat est
désormais au coeur des affaires internationales. Que cela soit bon
ou non au climat international des affaires est un autre problème!
p.23
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Le temps presse pour chacun d'entre
nous, parce que nous sommes tous des êtres vivants, c'est-à-dire
fragiles et mortels! Il en va de même de l'habitabilité humaine
de la Biosphère, brutalement altérée par l'expansion
technologique et démographique d'une seule espèce zoologique
singulière, en l'occurrence la nôtre, auto-proclamée
Homo
sapiens sapiens. «Tout ce qui vit est digne de mourir»,
aimait dire le grand Goethe, dont le nom évoque, pour toute la grande
tradition naturaliste de Humboldt à Vernadsky, et de James Hutton
à James Lovelock, cette science holistique qui considère
la nature comme «le grand Tout animé d'un souffle de vie »(selon
la formule de Goethe citée par Alexandre de Humboldt dans son Cosmos).
On nous parle beaucoup des impératifs économiques de la mondialisation,
mais il est grand temps de réfléchir aux impératifs
de la mondialisation écologique, ou si l'on préfère,
de la nécessité de penser l'écologie à l'échelle
planétaire, parce que le monde vivant auquel nous appartenons est
un phénomène à l'échelle de la Terre. C'est
pour cela que le mot Biosphère a été inventé.
La science de la Biosphère, c'est l'écologie globale, autrement
dit à l'échelle de la Terre en tant que planète du
système solaire. Dans cette perspective planétaire, tous
nos problèmes prennent un autre sens, y compris nos problèmes
métaphysiques et religieux. |
Penser l'écologie à l'échelle
de la Biosphère constitue une véritable révolution
intellectuelle (pas seulement scientifique), dont les implications philosophiques
et pratiques sont considérables. Pour ma part, je dois bien avouer
mon penchant pour la réflexion philosophique qui nourrit et accompagne
ma curiosité scientifique. La réciproque est vraie. Science
et philosophie sont à nouveau dans une période de renaissance,
et donc aussi de crise entre l'ancien savoir qui n'est toujours pas mort
et le nouveau, fragile et incertain comme tout ce qui nait et cherche sa
place au soleil. L'émergence relativement récente de ce nouveau
domaine qu'on appelle l'écologie globale, la science de la Biosphère,
cherche actuellement sa place au sein du paradigme interdisciplinaire et
holistique des Sciences du Système Terre (Earth System Science),
mais il faut bien avouer que cette place n'est pas encore garantie face
à l'importance de la tradition géophysique et de sa rhétorique
de la «machine de la Terre». Redonner au vivant une place centrale
dans notre Théorie de la Terre, comme le propose la géophysiologie
de James Lovelock, n'est pas encore une évidence pour tout le monde.
Les résistances mentales et institutionnelles sont d'autant plus
fortes qu'elles sont liées à de puissants intérêts
et aux racines historiques de ce qu'on appelle la raison d'Etat, qui n'est
pas sans rapport avec un certain état de Raison.
p.24
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Malgré tout, on revient
de nos jours sur la question fondamentale de Schrödinger (1944): Qu'est-ce
que la vie? mais à un niveau d'intégration de l'organisation
biologique et écologique que la génération du grand
physicien-philosophe autrichien (exilé à Dublin pendant la
Deuxième Guerre mondiale) commençait à peine à
envisager, parce qu'elle était orientée et dominée
par sa vision atomiste de la matière, aux origines de la nouvelle
vision moléculaire de la vie, et non, comme certains naturalistes,
vers une vision planétaire et cosmique du rôle de la «matière
vivante» dans les grands cycles chimiques de la Terre, et en cela
extraordinaire et unique en son genre dans le système solaire. L'essor
du paradigme biogéochimique, dans les années 1980, est venu
bouleverser les relations entre l'écologie et notre conception scientifique
du monde. A l'échelle humaine, la seule qui fait sens pour nous,
l'écologie globale représente bien une nouvelle cosmologie
de l'humanité faisant corps avec toute la Terre en tant que «planète
vivante». Ce faisant, une nouvelle figure du sacré est sans
doute en train de se dessiner, non dans l'image de la Terre, même
si on a de bonnes raisons de l'appeler à nouveau Gaïa, non,
bien évidemment, dans l'image de cet Homme prométhéen
qui se prend pour l'âme du monde ou la conscience de la Nature, mais
dans une nouvelle alliance entre l'espèce humaine et toute la Biosphère,
alliance sans precédent parce que réellement planétaire
et d'une manière qu'on peut seulement exprimer avec la métaphore
de la symbiose, utilisée par Lynn Margulis ou par Michel Serres,
notamment dans son admirable petit livre intitulé Le Contrat
naturel. |
«Le temps de l'orgueil est fini», déclarait le héros
(défenseur des éléphants du Tchad) de Romain Gary
dans Les Racines du ciel (que j'ai lu avec ferveur en 1970 alors
que je me trouvais précisément au Tchad). L'arrogance de
l'humanisme fait partie des racines culturelles et historiques de notre
crise écologique. On commence à peine à l'admettre.
Mais toute une littérature naturaliste, ou écologiste, le
dit depuis plus de trente ans. La récente révélation
de l'immensité de l'évolution biologique, à vrai dire
de la coévolution géobiologique, à laquelle nous appartenons,
est désormais là pour nous aider à retrouver des repères
dans le Cosmos, parce que celui-ci avait volé en éclats dans
la révolution scientifique des «temps modernes», dans
cette transition «du monde clos à l'univers infini»
(Alexandre Koyré) qui est sans doute à l'origine de notre
mythologie moderne de la croissance économique illimitée.
Si je publie un document rassemblant des repères
puisés pour l'essentiel dans la littérature scientifique,
c'est parce que je crois que la pensée scientifique moderne issue
de l'aventure spirituelle et politico-économique de l'Occident contient
aussi son propre correctif évolutif et redécouvre, avec la
Biosphère de la planète Terre et son extraordinaire évolution
cosmique, une nouvelle manière de relier les hommes entre eux, l'espèce
humaine et toute l'aventure de la vie sur Terre, ce qui est bien le propre
d'une nouvelle définition de l'humilité, ou si l'on préfère
de la sagesse.
p.25
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Ce faisant, je m'aperçois
que je retrouve ma précoce sympathie pour Albert Camus, dont l'enthousiasme
de ma jeunesse avait retenu l'idée qu'il n'y a pas d'amour de vivre
sans désespoir de vivre, de sorte que l'antique sagesse du memento
mori donne tout son sens à cette «importance de vivre»
dont parle si bien l'écrivain chinois Lin Yutang, si proche à
mon sens de Bergson et de Georgescu-Roegen, pour qui «la joie de
vivre» est le sens même de la vie, non pas contre ou malgré
l'entropie, mais précisément grâce à cette loi
naturelle implacable de l'entropie qui relie le vivant à tout le
reste de l'Univers! C'est bien parce que le Soleil n'en finit pas de mourir
que nous jouissons, l'espace d'un soupir, de la splendeur d'être
là, sur cette Terre et plus précisément dans la Biosphère
de cette planète si extraordinaire que certains l'ont appelée
«la planète miracle» et d'autres, tout simplement Gaïa,
comme l'antique déesse grecque de la Terre-Mère. |
Il est grand temps de revenir à cette
sagesse qui traverse les cultures et les siècles, mais que la mythologie
moderne de la rationalité, «mécaniste et arithmomorphique»
(N. Georgescu-Roegen), nous a fait oublier au profit du dogme de l'expansion
et de la croissance économique illimitée, dont on commence
à comprendre - à la suite de pionniers comme M. King Hubbert
ou N. Georgescu-Roegen - qu'il fait partie d'une illusion de perspective
et d'une échelle d'observation trop courte, inhérente à
l'âge d'or des combustibles fossiles, du charbon et surtout du pétrole
(40% du marché mondial de l'énergie aujourd'hui!).
Ce que j'appelle ici la double menace: climat
et pétrole, ne doit évidemment pas cacher - bien au contraire
- les autres menaces, parmi lesquelles il y a la menace nucléaire,
sous toutes ses formes. Le développement, comme on dit, est en crise,
mais c'est peu dire. La vraie crise du développement, désormais
à l'échelle du monde, et plus précisément de
la Biosphère, s'enracine dans une histoire culturelle de longue
durée, bien plus profonde qu'on le pense communément lorsqu'on
regarde le prix de l'essence ou le bulletin météo de la télévision.
p.26
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Dans sa célèbre
conférence du 26 décembre 1966 au Congrès annuel de
l'AAAS, à Washington, sur «Les racines historiques de notre
crise écologique», le professeur Lynn White (1967) avait déjà
indiqué une piste de réflexion, que je rappelle encore une
fois ici, parce que «le débat Lynn White» est loin d'être
clos. A peine a-t-il commencé.
Un autre texte a énormément
marqué la conceptualisation de ma perspective sur la crise de l'environnement
qui est avant tout la crise du développement du modèle de
l'Occident: la Thanatocratie de Michel Serres (1972). Avec le concept
de «révolution carnotienne», j'ai essayé, sur
les
traces de Michel Serres, de Nicholas Georgescu-Roegen et de quelques
autres (en revenant aux sources), de questionner cette funeste alliance
historique qu'illustrent, dans la tradition française du Génie
et de la théorie des machines, «Carnot la guerre» et
«Carnot la science».
J'ai longuement médité sur Carnot,
père et fils. Avec Jean-Jacques Salomon aussi, dont le livre de
1970, Science et politique, contribua d'une manière décisive
à orienter mes études de sciences politiques et de politique
de la science, j'ai compris que la politique de la science était
fille de la guerre, pas de la paix. Pour ma génération, née
après Hiroshima, cette évidence s'imposait. Beaucoup préfère
l'oublier, la refouler. On trouvera quelques allusions ici à cette
lancinante question de la guerre, raison d'Etat par définition et
par tradition, mais en fin de compte très peu par rapport à
l'immense littérature qui existe sur ce sujet (et qui occupa de
longues années de ma jeunesse studieuse et anxieuse), et cela malgré
le fait que le thème «pétrole et guerre» est
plus que jamais d'actualité.
Ce que je cherche à souligner ici,
c'est qu'il y a bien Quelque chose de nouveau sous le soleil, selon
l'expression qui sert de titre à la magistrale «histoire environnementale
du XXe siècle» de John R. McNeill (2000). |
Ce dernier, cela mérite d'être noté ici, est le
digne fils du grand historien mondialiste William H. McNeill, dont La
Recherche de la puissance: technique, force armée et société
depuis l'an mil (McNeill, 1982) m'avait confirmé, s'il en était
encore besoin, la pertinence de «l'hypothèse de Mars»
(en combinant Freud, Carnot et Serres) avec laquelle je cherchais à
comprendre - avant d'essayer d'en faire des cours - l'histoire singulière
du génie de l'Occident, autrement dit le développement historique
de la «technologie de la puissance» (Grinevald, 1977). Rien,
hélas, dans l'actualité scientifique, politique, économique
et géostratégique de ces dernières années -
après la fin de la Guerre froide! - ne m'a vraiment incité
à abandonner cette inquiétante hypothèse de travail
et de réflexion.
J'ai passé des années à
étudier la lancinante question des rapports entre science, technique,
guerre et raison d'Etat. Ce n'était pas un sujet très apprécié.
On préfère ne pas savoir, ne pas y penser. Les questions
militaires doivent rester dans l'ombre, comme les questions énergétiques
et a fortiori les rapports entre ces deux domaines! La question brûlante
- mais encore trop peu discutée - des conséquences politiques,
économiques et sociales du pic de la production pétrolière
mondiale (le fameux pic de Hubbert), c'est-à-dire de la fin du pétrole
abondant et bon marché et le début des temps difficiles pour
notre addiction au pétrole, ravive des inquiétudes et des
préoccupations qui furent celles du début des années
1970, au moment du premier débat sur «la crise de l'énergie».
C'était l'époque de la révolution environnementale,
lorsque l'écologie devint une affaire publique et non plus seulement
une spécialité de biologistes et de naturalistes conservationnistes.
p.27
|
Disciple et ami du grand économiste
hétérodoxe Nicholas Georgescu - Roegen, j'appris très
tôt à m'intéresser aux écrits du géologue
M. King Hubbert et d'une manière plus générale à
l'écologie des ressources naturelles, aussi bien minérales
que biotiques (une distinction capitale souvent masquée dans la
doctrine internationale du développement et même du développement
durable). J'ai donc très vite été attiré par
les thèses récentes des géologues pétroliers
comme Colin Campbell ou Jean Laherrère, qui sont manifestement des
héritiers spirituels du prophète Marion King Hubbert. Après
avoir lu The Coming Oil Crisis du géologue pétrolier
britannique Colin Campbell (1997), grâce à un contact chez
Petroconsultants, à Genève, j'ai suivi la naissance et l'activité
internationale de l'ASPO*, cette
association lancée par Colin Campbell pour étudier «le
pic du pétrole» (le pic de Hubbert de la production pétrolière
à l'échelle mondiale) et alerter le monde sur ses redoutables
implications. C'était dans la logique de mes premières recherches
sur la problématique «Energie et civilisation» dont
j'avais fait mon sujet de thèse, en relation avec ma fascination
pour les métaphores de l'entropie, dans les années 1970.
* ASPO France |
En passant, je tiens à remercier plusieurs
membres de l'ASPO qui ont bien voulu répondre à mes interrogations
et à ma curiosité, à commencer par Colin Campbell
(bien avant la création de l'ASPO), Jean Laherrère et Pierre-René
Bauquis. Dans le monde des pétroliers, la question climatique n'était
pas bien vue, c'est le moins qu'on puisse dire, mais la courtoisie de ce
milieu professionnel m'a toujours impressionné, car je n'avais pas
une aussi agréable expérience avec le monde des ingénieurs
de l'énergie atomique. Ged Davis, quand il était chez Shell
International (à Londres), m'a même fait l'honneur de m'inviter
dans un sympathique séminaire de prospective («Concepts for
the 2lst Century»), en décembre 1996 à Thoune, dans
le cadre des activités du World Business Council for Sustainable
Development. L'assistante de Ged Davis au WBCSD était l'une de mes
anciennes étudiantes! Ce workshop a bien contribué à
me familiariser avec la manière de penser des experts des multinationales
et de la prospective énergétique mondiale fabriquée
à l'IIASA (l'Institut international d'analyse appliquée des
systèmes, créé en 1972) et que nous présenta
Nabojsa Nakicenovic. Je pourrais rappeler maintes expériences de
ce genre, mais ce n est pas le lieu.
p.28
|
Ce qui importe ici, c'est de mentionner
que je m'intéresse à la longue durée historique, aussi
bien dans la rétrospective du passé que dans la prospective
du futur. Mon père, ancien syndicaliste devenu haut fonctionnaire
international au BIT, m'avait fait connaître, dès les années
1960, cette notion de «prospective» et quelques grands esprits,
comme Bertrand de Jouvenel, qui en développaient la théorie
générale et les applications à l'échelle du
monde. De sorte que je ne fus pas trop surpris, à partir de 1972,
par les rapports publiés par le Club de Rome ou par l'IIASA qui
était aussi, en partie, une création du génie diplomatique
d'Aurelio Peccei, réunissant des chercheurs de l'Est et de l'Ouest,
et insufflant à l'IIASA ses propres préoccupations environnementales.
Le problème du gaz carbonique et de l'évolution du climat
fut - on ne le sait pas assez - l'un des grands problèmes abordés
en ce haut lieu (dans le château baroque de Laxenburg, près
de Vienne, en Autriche) de la recherche interdisciplinaire sur ce que Peccei
appelait « la problématique mondiale». C'était
bien avant que le grand public ne découvre l'existence de ce type
de menace planétaire. Cependant, je dois aussi reconnaître
ici mon scepticisme vis-à-vis de l'optimisme technocratique qui
émanait le plus souvent des rapports de ce genre d'analyse systémique
globale.A mon sens, les aspects philosophiques, culturels et sociologiques
étaient trop négligés dans ce genre de recherches
qui se voulaient essentiellement scientifiques. L'influence des experts
soviétiques avait cependant un certain mérite: ils connaissaient
les concepts de Biosphère et de Noosphère de leur compatriote
quasi légendaire: l'Académicien Vladimir I. Vernadsky. Je
le découvris par d'autres chemins, mais mon itinéraire croisa
assez rapidement ce qui se faisait à l'IIASA (Clark et Munn, éds,
1986). |
Le temps passe, en effet, de plus en plus
vite! La dynamique de la mondialisation manifeste bien cette accélération
évolutive dont le regretté François Meyer m'a
si bien convaincu, malgré toutes les critiques socioépistémologiques
et anthropologiques que je pouvais faire à l'endroit des applications
socio-historiques de son extraordinaire «Problématique de
l'Evolution» (Meyer, 1954, 1974). Cette idée d'accélération
soulève de délicats problèmes d'interprétation,
mais je reconnais avec l'ami François Meyer que c'est un point de
vue qui se rapproche de « l'heuristique de la peur» conceptualisée
par le philosophe Hans Jonas. L'accélération réconcilie,
d'une certaine manière, les deux paradigmes antagonistes du catastrophisme
et de l'uniformitarisme. Cela dit, je salue les membres de l'ASPO, comme
l'ont fait récemment Yves Cochet (2005), dans Pétrole
Apocalypse, et Eric Laurent (2006), dans La Face cachée du
pétrole, car je suis convaincu (à vrai dire je l'étais
déjà) qu'ils font oeuvre de salut public en cherchant à
réveiller l'opinion publique du dangereux sommeil dogmatique vis-à-vis
de la boulimie pétrolière de la croissance sans fin de notre
civilisation militaro-industrielle moderne. Mais il est vrai que le pétrole
n'est qu'une partie du problème énergétique et que
le problème énergétique n'est qu'un aspect de notre
crise écologique.
p.29
|
La déstabilisation de la Biosphère actuelle,
de son système climatique comme de sa biodiversité, me semble
un problème encore plus redoutable. A vrai dire, en disant que la
question du climat et la question du pétrole forment une double
menace, je simplifie à outrance. Mais c'est une évidence
scientifique qui est en train de s'imposer, et les implications politiques,
sociales et aussi culturelles en sont considérables. La crise morale
et métaphysique, elle, est sans doute encore à peine pressentie.
Le terme d'Anthropocène, qui est un
néologisme scientifique relativement récent, est sans doute
encore inconnu du grand public, mais ce n'est pas un concept très
compliqué, ni d'ailleurs tout à fait original et sans précédents.
A vrai dire, il ne date pas de l'an 2000 (Crutzen et Stroemer, 2000), puisqu'il
se trouvait déjà en 1992 dans un bon livre sur le Global
Warming (Revkin, 1992). Il possède plusieurs précédents,
dont certains remontent à la seconde moitié du XIXe
siècle (Stoppani, 1873). Comme la notion de Noosphère ou
d'Anthroposphère, inventées dans l'entre-deux-guerres par
Edouard Le Roy, Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadsky, la notion
d'Anthropocène cherche à désigner l'époque
géologique toute récente manifestement dominée par
l'impact environnemental global de l'activité économique
et de l'expansion démographique de l'espèce humaine. La chronologie
et la signification de l'Anthropocène sont encore en discussion,
mais elles sont plus précises que celles de la Noosphère
de Teilhard de Chardin ou de l'ère anthropozoïque de l'abbé
Stoppani (1873). |
Pour le grand naturaliste russe Vladimir I. Vernadsky, le père
de la biogéochimie et l'auteur de la première monographie
scientifique sur La Biosphère (1926) comme «phénomène
planétaire de caractère cosmique», il était
clair déjà que «l'homme civilisé» représentait
une
nouvelle force géologique, capable de perturber l'équilibre
séculaire du cycle global du carbone. A la même époque,
Alfred Lotka (1925) pensait la même chose et en rendait explicitement
responsable l'utilisation industrielle des combustibles fossiles.
C'est en grande partie parce que je me suis
intéressé à l'oeuvre encore largement méconnue
(en dehors du monde russe) du grand Vernadsky et à son influence
sur l'histoire de l'écologie scientifique, notamment avec sa conception
biogéochimique et thermodynamique de la Biosphère, si proche
du concept Gaïa de James Lovelock, que j'en suis venu à m'engager
résolument dans la nouvelle problématique de l'écologie
globale et du développement soutenable. Dans le même temps,
l'intérêt du public ne cessait de grandir pour l'avenir et
la protection de notre environnement planétaire. Curieusement, c'est
avec la fin de la Guerre froide que le débat sur le réchauffement
de la Terre succéda à la théorie de l'Hiver nucléaire
et à la découverte du «trou d'ozone» dans la
stratosphère de l'Antarctique et s'installa sur l'agenda des relations
internationales et de la nouvelle diplomatie environnementale.
p.30
|
La Biosphère de l'Anthropocène!
Qu'est-ce que ça veut dire? Non, ce n'est pas très compliqué,
du moins à première vue. Ensuite, on peut chercher à
approfondir et c'est bien l'objectif de ce recueil chronologique de références.
On verra que le mot Anthropocène arrive naturellement pour désigner
l'ère géologique que traverse actuellement la Biosphère,
parce que les grands cycles biogéochimiques, qui sont étroitement
associés au fonctionnement et à l'évolution du système
climatique, sont à présent de plus en plus gravement perturbés
par le métabolisme industriel global de l'économie mondiale.
Ce concept d'Anthropocène désigne l'époque géologique
toute récente marquée par l'impact de la croissance industrielle
et démographique mondiale qui se distingue nettement de la relative
stabilité de l'Holocène, c'est-à-dire de cette époque
des 10.000 dernières années qui correspondent, grosso modo,
à «l'histoire immobile» des sociétés agraires
du Néolithique. La révolution thermo-industrielle est venue
rompre cette relative stabilité environnementale de la Terre humaine.
Bien entendu, l'ère néolithique n'est nullement celle d'un
long fleuve tranquille, mais relativement à l'explosion démographique
et technologique des deux derniers siècles, et surtout du XXe
siècle, le passé semble stationnaire et «froid»,
tandis que l'époque actuelle manifeste une «surchauffe de
la croissance» (Meyer, 1974) incontestable. |
Comme toute idée neuve, cette notion
d'Anthropocène, véritable «géologie de l'humanité»
(Crutzen, 2002), possède toute une préhistoire, qui s'éclaire
rétrospectivement. On le découvrira dans ces repères
bio-bibliographiques qui jalonnent, d'une manière discontinue et
fragmentaire ici, la préhistoire intellectuelle de nos problèmes
actuels. Comme on le verra dans les pages qui suivent, de nombreux chercheurs
nous laissent un héritage intellectuel considérable souvent
encore mal connu, surtout en dehors des cercles scientifiques. Ma conception
de la culture écologique nécessaire pour appréhender
nos problèmes actuels, ou ce qu'on appelle maladroitement le «développement
durable», fait une place de choix aux sources scientifiques de notre
savoir sur le développement et l'environnement (comme on dit), et
en l'occcurrence sur ce que le programme MAB de l'Unesco appelle «l'Homme
et la Biosphère».
Ce terme d'Anthropocène s'inscrit dans
une tradition naturaliste, et surtout chez les géologues qui mettent
en évidence l'impact de plus en plus important de l'espèce
humaine dans les transformations récentes de la face de la Terre.
Cette tradition, qui remonte au XIXe siècle, voire même
à Buffon, avait déjà donné toute une série
de termes proches de cette idée d'une époque géologique
dominée par Anthropos (on trouve le mot «Anthroposphère»
sous la plume de Teilhard).
p.31
|
La plus célèbre de ces
notions, dans le sillage de la découverte de la Biosphère
(Suess, 1909), est celle de Noosphère, dont la naissance remonte
au trio extraordinaire formé par la rencontre, dans le Paris des
années 1920, de Pierre Teilhard de Chardin, Edouard Le Roy et Vladimir
Vernadsky (Grinevald, 1987). Cependant, le néologisme qui a désormais
la faveur de la communauté internationale des nouvelles sciences
du système Terre est l'Anthropocène. Dans ce milieu de la
coopération scientifique internationale mobilisée autour
de grands programmes de recherches, comme le Programme International Géosphère-Biosphère
(IGBP), ce terme a été lancé en l'an 2000 par Paul
Crutzen, l'un des trois lauréats du prix Nobel de chimie 1995, grand
spécialiste de la chimie de l'atmosphère et du système
Terre, et le professeur américain Eugene F. Stoermer, qui est à
la fois biologiste et géologue (Crutzen et Stoermer, 2000).
Le terme d'Anthropocène est désormais
utilisé pour désigner l'ère industrielle des combustibles
fossiles, c'est-à-dire l'époque géologique toute récente
qui se distingue de l'Holocène, l'interglaciaire des 10.000 dernières
années et qui venait après les glaciations du Pléistocène,
en gros les temps préhistoriques des sociétés paléolithiques.
La nouvelle «géologie de l'humanité» (Crutzen,
2002) se distingue nettement par l'augmentation soudaine de la concentration
atmosphérique des gaz à effet de serre que mesurent «la
courbe de Keeling» (de 1958 à nos jours) et, en remontant
beaucoup plus loin dans le passé, les méthodes de la paléoclimatologie,
dont fait partie l'analyse isotopique des bulles d'air encloses dans les
carottes glaciaires du Groenland et de l'Antarctique. |
Par rapport au niveau préindustriel (je préfère
dire la période 1750-1850 plutôt que «l'ère industrielle
depuis 1750»), la dérive anthropogénique de la concentration
atmosphérique des gaz à effet de serre est à présent
non seulement très nette mais encore spectaculaire, comme le montre
le graphique diffusé par le Troisième rapport de 2001 du
GIEC (IPCC). Elle se révèle encore plus impressionnante lorsqu'on
remonte encore plus loin dans les archives glaciaires. L'histoire du climat
et de l'environnement de la Terre se révèle un sérieux
avertissement, si on y réfléchit bien.
L'Holocène est, ou plutôt était,
une période interglaciaire relativement chaude par rapport au climat
froid du Pléistocène (terme introduit dans le débat
de la théorie glaciaire), qui se distingue comme une période
relativement stable de l'histoire environnementale qui a vu l'essor des
civilisations agraires néolithiques. Comparée à l'accélération
historique de notre «société chaude» (selon la
métaphore thermodynamique de Claude Lévi-Strauss), cette
période de l'Holocène correspond assez bien à «l'histoire
immobile» évoquée par Emmanuel Le Roy Ladurie dans
sa Leçon inaugurale au Collège de France, le 30 novembre
1973 (publiée dans les Annales en mai 1974). A noter que
la notion de Révolution Néolithique a été créée
par analogie avec la notion de Révolution Industrielle (elle-même
métaphore post-révolutionnaire dans les années 1820-30!)
par l'archéologue et préhistorien V. Gordon Childe, et diffusée
par son livre Man Makes Himself, publié en 1936 (et traduit
en français en 1943 sous le titre La Naissance de la civilisation).
p.32
|
Dans la longue durée de l'histoire humaine de la
Biosphère du Quaternaire, l'Anthropocène se caractérise
par une fulgurante «accélération de l'Histoire»,
selon une métaphore dynamique typique de la révolution thermo-industrielle.
S'ouvre donc, à l'aube du XXIe siècle (du calendrier
chrétien de l'Occident; toutes les autres dates sont aussi de ce
calendrier), une nouvelle période géologique humainement
surchauffée, que Paul Crutzen qualifie, à juste titre, de
terra
incognita.
La chronologie adoptée ici repose sur
une périodisation de la Révolution Industrielle qui ne cède
pas au mythe de la machine à vapeur de James Watt. Si une hirondelle
ne fait pas le printemps, une (voire 500 ou même 2.000) machine à
vapeur ne fait pas non plus la Révolution industrielle! L'histoire
économique, comme bien d'autres, est écrite par le vainqueur,
c'est bien connu, de sorte qu'on retrace le développement préindustriel
(ou protoindustriel) dans l'optique du triomphe de la machine à
vapeur. Ce faisant, on exagère son importance dans le monde (et
en l'occurrence dans la Grande-Bretagne) du XVIIIe siècle.
Et dans le même temps on sousestime l'usage énergétique
de la force humaine et animale, et même de la force motrice des moulins
(à eau et à vent). |
Significativement, on a totalement oublié - après la
naissance de la théorie mécanique de la chaleur (la thermodynamique)
vers le milieu du XIXe siècle, le paradigme vitruvien
de l'architecture hydraulique! Significativement le grand traité
de Bélidor (les quatre somptueux volumes de son Architecture
hydraulique) disparaît après la réédition
critique du premier volume par Navier, en 1819! C'est dans ce contexte,
qui voit la naissance, chez les ingénieurs-savants, des concepts
modernes de travail mécanique, de rendement et d'énergie,
que prend toute sa signification historique et socio-épistémologique
la fin du paradigme vitruvien, renvoyé dans les oubliettes de l'histoire
par le triomphe des machines à feu dont Sadi Carnot inaugure
la théorie tout en transformant radicalement l'image de la nature
du monde physique, de sorte qu'on peut et qu'on doit parler de la «révolution
carnotienne» (Grinevald, 1976, 1977, 1978), ce qui devient évident
pour qui met en parallèle, au début des années 1970,
les travaux révolutionnaires de Donald Cardwell, Nicholas Georgescu-Roegen,
Michel Serres, Ilya Prigogine et Howard T. Odum, pour citer des auteurs
qui s'inscrivent dans l'héritage de la théorie thermodynamique
créée par le génie longtemps incompris de Sadi Carnot.
p.33
|
La révolution thermo-industrielle,
qui prend tout son sens avec le concept de révolution carnotienne,
s'inscrit dans la longue durée de «l'histoire humaine de la
nature» (au sens donné en 1968 par l'Essai de Serge Moscovici),
mais avec la double perspective des réflexions contemporaines sur
les aspects bio-économiques de l'entropie et la valorisation de
cette découverte de l'irréversibilité de l'histoire
de la nature par la révolution thermo-industrielle de la modernité
occidentale. C'est aussi une manière de penser l'Anthropocène,
d'en souligner la contingence et l'historicité irréversible.
La périodisation de l'Anthropocène
a fait l'objet de controverses (Ruddiman, 2003, 2005), mais les résultats
les plus récents du forage du projet européen EPICA dans
l'Antarctique (popularisés par le film d'Al Gore, Une vérité
qui dérange) démontrent clairement que la croissance
de la concentration atmosphérique du CO2 sort complètement,
depuis deux siècles à peine (c'est-à-dire la révolution
thermo-industrielle de l'Anthropocène) et des cycles naturels des
800.000 dernières années et de la relative stabilité
des derniers 10.000 ans de la longue révolution agraire du Néolithique.
Certes, cette «vérité qui dérange» n'a
pas encore convaincu tout le monde, ni même tous les scientifiques
(qui ne sont pas tous des spécialistes des sciences de l'atmosphère,
de la paléoclimatologie ou de l'évolution de la Biosphère!),
mais les spécialistes des sciences économiques et sociales
auraient tort de penser qu'ils ne sont pas concernés par ces découvertes
spectaculaires des sciences de la Terre. |
Crutzen (qui n'est pas un historien) a proposé,
avec une autorité scientifique qui n'est pas discutée, la
date symbolique de la machine à vapeur à double effet de
1784 de James Watt comme début de l'Anthropocène. Il a certes
raison de souligner l'importance de la machine à vapeur (Bergson
l'avait déjà fait dans L'Evolution créatrice
en 1907), mais la machine à vapeur, inventée au XVIIIe
siècle, ne prend la place des roues hydrauliques, des chevaux et
de la marine à voile, que bien plus tard, dans la seconde moitié
du XIXe siècle. La révolution industrielle est
peut-être bien un effet du siècle des Lumières, mais
elle est incontestablement un fait du XIXe siècle et
ne s'impose au monde qu'au XXe siècle. La révolution
du «développement économique», fondée
sur les moteurs thermiques et les énergies fossiles, ne triomphe
pas avant la fin du XIXe siècle; et à l'échelle
du monde, son triomphe est le fait du XXe siècle, voire
de la seconde moitié du XXe siècle, grâce
au pétrole. Si la révolution thermo-industrielle commence
avec la domination du charbon comme source principale d'énergie
de l'industrialisation, c'est avec l'âge d'or du pétrole qu'elle
manifeste toute sa puissance comme nouvelle «force géologique»
dans «les révolutions de la surface du globe», pour
paraphraser le baron Cuvier (Grinevald, 1976).
p.34
|
Dans ce dossier, l'ordre chronologique
n'est pas seulement une remontée dans l'histoire intellectuelle
de notre modernité scientifique, elle est aussi, en partie, autobiographique,
puisque j'inclus des références à mes propres publications
(cela va sans dire, je ne prétends pas qu'il s'agit de classiques,
mais au moins ainsi le lecteur comprendra un peu mieux le parcours progressif
de ma propre culture, ses limites et ses choix!). Ce serait une perte de
temps d'essayer de décrire en détail les racines de ce travail
d'historien des idées scientifiques et d'épistémologue
de la révolution thermo-industrielle. Je voudrais seulement encore
donner ici quelques indications afin que le lecteur ne se méprenne
pas sur le caractère transdisciplinaire (et apparemment indiscipliné)
du présent document. Tout d'abord, ce dossier n'a pas d'autre ambition
que d'être un mémento chronologique et bio-bibliographique,
aussi précis que possible. Cette sélection raisonnée
couvre des domaines trop souvent cloisonnés et qui s'ignorent mutuellement.
Mon souci vise à clarifier la situation souvent très confuse
qui existe actuellement dans la diffusion des notions de base des sciences
de l'environnement, des sciences du système Terre, et tout ce nouveau
domaine scientifique et pédagogique qu'on appelle le «développement
durable» et le «changement global». Si l'essentiel de
ce dossier provient de différents polycopiés distribués
à mes étudiants et à quelques amis, de mes carnets
de notes et de publications dispersées et souvent confidentielles,je
pense que l'ensemble forme un document inédit... et j'espère
utile. |
Un premier gros dossier, inédit parce
que trop lourd et indigeste (même à mon goût!), a précédé
le présent dossier. Je l'avais intitulé Penser et repenser
la Révolution Industrielle â l'échelle du monde (1824-2004)
Thinking and Rethinking the Industrial Revolution at the world scale,
et il contenait déjà une bonne partie des références
que le lecteur retrouvera ici, mais entretemps j'ai distribué plusieurs
autres dossiers du même genre, mais centré sur «la double
menace: climat et pétrole». Puis j'ai recentré le tout
sous un titre qui me semble définir mieux et ma problématique
et tout mon travail de ces trente dernières années: La Biosphère
de l'Anthropocène. La formule d'un tel livre de référence
fait en effet bien partie de ma démarche de chercheur en même
temps que de mon métier d'enseignant. Les étudiants me demandent
sans cesse des références bibliographiques, des repères
chronologiques ou des pistes de recherche! Internet est certes une aide
incomparable, mais à condition d'apprendre à y naviguer,
et à éviter le nauffrage. A cet égard, le rôle
des professeurs et des chercheurs chevronnés me semble plus nécessaire
que jamais! J'ai donc mis de côté mon gros manuscrit indigeste
et j'ai tenté ici de sélectionner un ensemble de références
qui puissent fournir à la fois un cadre de pensée et des
pistes de réflexion.
p.35
|
La crise du pétrole, qui
viendra bientôt, et probablement plus tôt qu'on le croit, et
la menace climatique provoquée par ce qu'on pourrait aussi appeler
la crise du cycle du carbone! Pour comprendre cette double crise, il me
semble de plus en plus clair qu'un effort de réflexion transdisciplinaire
est plus que nécessaire, il est urgent. C'est encore une bonne raison
de publier, malgré toutes ses imperfections, ce document qui cherche
à mettre en perspective et en interférence des domaines d'études
trop souvent séparés et isolés.
Malgré ses multiples imperfections
et lacunes, je publie ce volume parce que j'ai admis, à la suite
de l'accueil de mes récents polycopiés sur ce sujet du pétrole
et du climat, qu'un tel document pouvait être utile dans l'état
de confusion qui règne de nos jours. Les plus jeunes n'ont pas connu
la «fièvre épistémologique» des années
1970 qui a accompagné les premières réflexions sur
l'écologie globale, la crise de l'environnement et la crise de l'énergie
de la civilisation industrielle avancée. Cette tentative de bibliographie
chronologique est sans doute trop ambitieuse, mais la créativité
intellectuelle ne supporte pas le manque d'audace. Evidemment, ce dossier
est volontairement sélectif, très incomplet et fatalement
inachevé. A vrai dire, pratiquement tous mes travaux - qui portent
depuis le début des années 1970, directement ou indirectement,
sur la problématique énergétique (ladite «machine
du climat» n'est-elle pas une métaphore de la civilisation
occidentale qui a fait de la nature une machine à notre service?)
- appartiennent à cette catégorie épistémologique
qu'on peut bien appeler, si on veut, interdisciplinarité sauvage.
Le temps presse pour ce genre d'aventure. J'espère que mes lecteurs
le comprendront. |
Pour ne pas alourdir outre mesure cette introduction,
j'exprime ici mon immense gratitude envers toutes les personnes grâce
à qui j'ai pu, jusqu'ici, vivre et penser, mais je dis cela sans
nommer personne en particulier, tout simplement parce que la liste des
noms remplirait à elle seule la moitié de ce petit livre.
Comme cela aussi, on ne pourra pas me faire le reproche d'oublier tel ou
tel nom, comme j'ai eu parfois la maladresse de le faire (notamment en
1993 avec une brève liste des «pionniers de l'écologie»!).
Je voudrais cependant faire une petite exception pour remercier mon frère
Paul-Marie: sa généreuse collaboration dans le domaine bibliographique
(depuis de nombreuses années) est celle d'un expert méticuleux
(historien du livre, il a été conservateur de la bibliothèque
de l'Imprimerie nationale à Paris). Nous partageons des valeurs
communes, de sorte que c'est bien agréable de pouvoir réfléchir
ainsi fraternellement sur les graves problèmes de notre monde et
singulièrement sur les responsabilités de notre culture dans
cette crise écologique qui s'annonce.
Ce chantier a pris plusieurs formes, depuis
le document intitulé The Industrial Revolution and the Earth
's Biosphere: A Scientific Awareness in Historical Perspective. Selective
bibliographical notes, publié en 1990 par ProClim, le Programme
climatologique de l'Académie suisse des sciences.
p.36
|
C'était une contribution au ProClim Workshop 4:
«Human Dimensions of Climate Change and Societal Response»,
organisé à l'Académie des sciences à Berne
le 22 septembre 1989. La forme plus récente, intégrant bien
davantage l'historiographie économique de la Révolution Industrielle,
fut le gros manuscrit, de plus de cinq cents pages, intitulé Penser
et repenser la Révolution Industrielle à l'échelle
du monde (1824-2006) (2006, inédit). Sa publication me paraît
aujourd'hui improbable, comme bien d'autres manuscrits également
inachevés. Le présent travail de bibliographie raisonnée
et chronologique reprend aussi bien des éléments à
divers polycopiés, comme Les sources de la pensée écologique,
ou Le développement de la crise planétaire et le catastrophisme
de l'âge nucléaire (Université de Genève,
Faculté de droit, 1981,21 p.; 2e version: IUED, «Itinéraires.
Notes et travaux», n°26, 1985, 205 p.; 3e version:
Université de Genève, Faculté des sciences économiques
et sociales et Faculté de droit, 1996, 146 p.). Ces polycopiés
furent distribués à plusieurs générations d'étudiants
dans le cadre du séminaire d'histoire des doctrines politiques («Catastrophisme
et écologie politique») que nous avions créé,
Ivo Rens et moi, dès 1973, bien avant que l'écologie ne fusse
à la mode en politique et ne devint l'un des grands enjeux de la
politique internationale. |
Nous n'étions pas en avance: nous étions simplement à
l'heure du grand débat lancé en 1972 par le Club de Rome
sur «les limites à la croissance» et par les écologistes
et savants contestataires qui s'étaient fait connaître au
Forum en marge de la Conférence des Nations Unies sur l'environnement
humain tenue à Stockholm en juin 1972.
On ne peut plus, de nos jours, réfléchir
à l'impact de l'activité humaine sur la face de la Terre
sans tenir compte de l'émergence de cette science et de cette conscience
(encore embryonnaire et très lacunaire) de la Biosphère de
la planète Terre.
C'est dans le sillage du débat sur
la théorie Gaïa de James Lovelock et de Lynn Margulis que la
conception biosphérique de la face de la Terre, développée
par le grand naturaliste russe Vladimir I. Vernadsky dans l'entre-deux-guerres
(Vernadsky, 1926, 1929), a été ravivée au sein de
la communauté interdisciplinaire qui se mobilise autour du paradigme
holistique des nouvelles sciences du système de la Terre - Earth
System Science. Mais le dialogue reste souvent difficile entre les
spécialistes des biosciences et des géosciences.
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La publication récente d'une édition critique
en anglais de La Biosphère (Vernadsky, 1998) est à
la fois un effet et une cause dans cette mouvance à la recherche
d'une réconciliation entre la Vie et la Terre. Dans la littérature
dominante des géosciences de l'environnement et des biosciences
de l'évolution, le mot biosphère est malheureusement trop
souvent pris dans l'acception réduite au biote, c'est-à-dire
de la totalité des organismes vivants. Dire que c'est l'ensemble
des espèces et des milieux où elles vivent, n'est pas non
plus tout à fait satisfaisant, car il manque l'aspect fonctionnel
et biogéochimique que l'écologie moderne donne au concept
d'écosystème, qui se rapproche de la conception biosphérique
de Vernadsky (ce n'est pas un hasard puisque Lindeman, en 1942, citait
La
Biosphère de Vernadsky).
La signification tronquée de la notion
de biosphère, en marge de l'écologie, se retrouve dans la
tradition géochimique depuis V. M. Goldschmidt, et elle a été
également adoptée par les modélisateurs des sciences
de l'atmosphère et du climat, de sorte que le terme de biosphère
n'est plus qu'un élément ou un sous-ensemble dans la définition
du système climatique. On retrouve cette définition bizarre
dans le texte - juridique - de la Convention-cadre des Nations Unies sur
les changements climatiques. J'en ai longuement discuté avec plusieurs
experts, y compris Bert Bolin. Un géographe et chercheur interdisciplinaire
anglais (Huggett, 1999) a même écrit tout un article sur cette
question terminologique et sémantique, comme je l'avais fait moi-même. |
Huggett finit, comme le professeur d'écologie français
François Ramade, par retenir le néologisme écosphère
(Cole, 1958; Commoner, 1971; Ehrlich et al., éds, 1971) en lieu
et place de «Biosphère» (Grinevald, 1987, 1988; Polunin
et Grinevald, 1988) pour désigner le système écologique
global de notre planète Terre. A mon sens, cette confusion - curieusement
assez semblable à celle qui entoure le mot entropie - cache un grave
déficit épistémologique et une situation morale et
ontologique sans doute encore plus grave en ce qui concerne la signification
de l'admirable formule d'Elisée Reclus, en exergue à L'Homme
et la Terre, à savoir: «L'homme est la Nature prenant
conscience d'elle-même».
J'espère que le dossier documentaire
que je présente ici sera utile tant aux étudiants qu'aux
spécialistes. Ce dossier aurait pu se limiter à la crise
du pétrole qui s'annonce, à la notion historico-critique
de révolution thermo-industrielle ou aux implications bioéconomiques
de la révolution carnotienne. Mais la problématique énergétique,
depuis la révolution environnementale de 1970, n'est plus séparable
des développements récents de l'écologie globale.
Elle est de plus en plus confrontée aux conséquences climatiques
(et donc biogéographiques et écologiques) de cette croissance
économique mondiale (socialement si inégale) qui repose presqu'entièrement
sur l'épuisement des stocks finis de ressources géologiques
non renouvelables (Hubbert, 1966; Georgescu-Roegen, 1971; Cook, 1976).
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Si les civilisations sont mortelles, comme le disait Paul
Valéry au lendemain de la Première Guerre mondiale, la civilisation
thermo-industrielle risque de ne pas mourir seule, puisque son triomphe,
puis son déclin plus ou moins brutal, pourraient bien entraîner
un désastre - comme l'immense histoire biogéologique de la
Terre en a connu quelques-uns - pour toute la Biosphère.
L'écologie globale, comme science de
la Biosphère, est bien un changement de perspective aussi considérable,
aussi révolutionnaire, que la révolution copernicienne. Ce
qu'on regarde comme une norme de l'évolution humaine, à savoir
notre modernité thermo-industrielle, se révèle soudain
une extraordinaire ex-croissance du métabolisme exosomatique de
l'espèce humaine, et en l'occurrence d'un certain genre de vie,
typiquement occidental et auto-proclamé «moderne» ou
«développé». La corrélation entre l'utilisation
massive des énergies fossiles et ce qu'on appelle le développement
ou la croissance économique, se lit désormais sur les graphiques
qui montrent la croissance mondiale des émissions de gaz àeffet
de serre dans l'atmosphère et qui possèdent la même
allure que la plupart des indices de la croissance économique (qui
inclut la technologie et la démographie) à l'échelle
mondiale. |
Energies fossiles, croissance économique et environnement global
forment désormais une problématique interdisciplinaire que
nos universités ont bien du mal à intégrer dans notre
tradition académique de division du travail intellectuel. Il ne
s'agit pas seulement de favoriser les relations interdisciplinaires, mais
surtout d'instaurer une nouvelle approche transdisciplinaire et holistique
pour intégrer le «développement» de/dans la Biosphère
(Grinevald, 1987).
Malgré bien des difficultés,
la science et la conscience de la Biosphère, l'écologie globale,
nous ouvrent des perspectives entièrement nouvelles qui impliquent
de repenser la Révolution Industrielle et les rapports entre économie
et écologie. En dépit de quelques pionniers plus ou moins
visionnaires (mentionnés dans ce dossier), nous commençons
à peine à réaliser qu'une force géologique
nouvelle est apparue à la surface de la Terre, au sein de la Biosphère,
et que cette force anthropique sans précédent n'est autre
que nous-mêmes, collectivement. Cela implique une nouvelle science
politique, une réelle géopolitique non plus fondée
sur une géophysique inerte mais sur une géophysiologie (comme
dit James Lovelock, le père du concept Gaïa).
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Toute chronologie, toute sélection
biographique ou bibliographique, aussi systématiques soient-elles,
sont inévitablement biaisées par le jugement, la culture
et les limites du savoir de son auteur. C'est la loi du genre: ce dossier
n'y déroge pas. A chacun, j 'imagine, le soin de compléter,
de corriger, de commenter et de poursuivre ce travail. |
Je dois noter encore, dans cet avertissement préliminaire, qu'il
s'agit d'un travail essentiellement théorique. Mais - comme nous
l'enseigne l'histoire de la pensée scientifique et de la technologie
- rien n'est plus pratique qu'une bonne théorie! Vivre, évidemment,
ce n'est pas uniquement penser... c'est aussi agir et réagir! Humainement,
c'est-à-dire en toute conscience.
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