SEBES 2007
LA BIOSPHERE DE L'ANTHROPOCENE
climat et pétrole, la double menace - Repères transdisciplinaires (1824-2007)
Jacques Grinevald


Introduction

«L'homme en tant qu'être vivant est indéfectiblement lié aux phénomènes
matériels et énergétiques d'une des enveloppes géologiques de la Terre: la Biosphère.
Et il ne peut en être physiquement indépendant un seul instant
Viadimir I. VERNADSKY (1945)

«C'est l'ignorance qui domine la science de la Biosphère, le centre de notre projet
Jerome RAVETZ (1986)


    Le dossier que je présente ici au public - en marge de mon enseignement et d'autres travaux en cours, et après bien des scrupules et des hésitations - n'est qu'une tentative provisoire, volontairement incomplète et inachevée. J'espère bien pouvoir rapidement fournir une deuxième édition revue et corrigée. Ce n'est qu'un essai, dans le vrai sens du terme, et en l'occurrence d'un genre hybride, personnellement modifié. Comme la plupart de mes travaux, depuis une trentaine d'années et même un peu plus, il s'agit toujours d'un work in progress, sans doute parce que je suis avant tout un philosophe et un chercheur interdisciplinaire, toujours critique, y compris sur moi-même. Une bonne partie de ma vie intellectuelle et professionnelle a été consacrée à l'histoire des idées et à une approche socio-épistémologique du développement à l'échelle mondiale, en particulier du développement scientifique et technologique issu de la «révolution moderne» de l'Europe chrétienne occidentale.      Malgré quelques velléités, souvent malheureuses, la vocation du signataire de ces lignes n'est pas celle d'un écrivain (je n'ai pas la plume facile!), mais plutôt d'un éternel étudiant, engagé dans la résistance contre «la barbarie del "especialismo"» (selon l'expression du philosophe espagnol José Ortega y Gasset dans l'entre-deux-guerres). C'est aussi une vocation pédagogique (j'ai pratiqué le métier d'enseignant dans des milieux très différents), mais si j'aime les choses sérieuses, je n'aime pas me prendre trop au sérieux. On connaît la différence que faisait Paul Valéry - l'un de mes poètes et penseurs préférés - entre les gens qui ont des idées et les gens qui sont sérieux! Ce livre, qui est un guide de lecture, un instrument de travail et de réflexion, est destiné aux esprits curieux, aux amateurs, aux vrais dilettantes, au vieux sens italien du terme. La Geological Society of London les accepte encore, j'en suis très honoré, et je profite de l'occasion pour souhaiter à cette auguste et prestigieuse société savante un heureux bicentenaire en cette année 2007!
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     Issu d'un travail de longue haleine, présenté ici sous une forme fragmentaire et schématique, peut-être un peu déroutante au premier abord, ce livre voudrait partager ma passion pour l'histoire des sciences et tout particulièrement les sciences de la Terre et de la Vie, qu'on cherche à présent à réunir sous le concept de Système Terre parce qu'il s'agit d'une coévolution, entre le vivant, la Terre, le climat et à présent les humains. Relativement tôt, je me suis acclimaté à des paysages intellectuels et des mondes culturels très différents, élaborant une pensée métisse qui recherche la réconciliation et la synthèse plutôt que la division et l'analyse. Ce qui ne veut pas dire que j'ai rejeté les spécialisations et les approches analytiques. Entre le romantisme et le classicisme, on peut trouver ou inventer des styles intermédiaires.
     Eduqué dans mon enfance d'une manière française très catholique, je me suis éloigné - après le dépaysement et la décentration d'un long séjour au coeur de l'Afrique - d'un certain humanisme religieux soi-disant universel que je trouve à présent terriblement «eurocentrique», et même excessivement anthropocentrique.
Je me suis révolté intérieurement, contre le fossé des «deux cultures», en l'occurrence celle, religieuse ou humaniste, qu'on m'avait inculquée, et celle, plus écologique et plus scientifique, que j'ai été chercher ailleurs et qui m'aida à dépasser les préjugés de mon analphabétisme environnemental et de mon inculture épistémologique. Réduire ce fossé «moderne», entre culture et nature, ne se fait pas plus en un jour que Rome! Même à un niveau modestement individuel. Cela ne se fait pas non plus tout seul. Ce fut pour moi, et c'est toujours, une randonnée inachevée, incertaine et périlleuse, mais c'est un bonheur d'aimer découvrir et apprendre, voire de se tromper et de le reconnaître. Comme nous disait le regretté Jean Piaget, en apprenant, on gagne deux fois, car en apprenant quelque chose on apprend aussi à apprendre.
 
 
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     Mes études en sciences économiques et sociales, heureusement menées de front avec mon penchant pour la philo, mais aussi à cause de l'actualité des problèmes scientifiques et de l'évolution des relations internationales, m'amenèrent à ma seconde alma mater, l'histoire des sciences, non pas purement intellectuelle mais avec le regard critique de la sociologie (politique) des sciences et des techniques dont l'essor faisait partie de ma génération, dans les années 1970. Au même moment, l'écologie (scientifique et politique) devenait bien une nouvelle perspective, aussi subversive que passionnante. Mais il restait beaucoup à faire pour en prendre toute la mesure et en approfondir toutes les implications théoriques et pratiques.
     En retour, j'ai pratiqué, d'une manière transdisciplinaire, voire indisciplinée, une épistémologie critique et une interdisciplinarité qu'on peut bien appeler sauvages, si on veut. J'ai toujours revendiqué la liberté de mener mes recherches sans contraintes disciplinaires ou dogmatiques, avec un penchant certain pour ce bricolage intellectuel dont parlait l'anthropologue Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, que l'un de mes professeurs de philosophie, à Besançon, avait eu le bon goût de me donner à lire pour un examen peu avant Mai 68. Bien entendu, cela me faisait sortir des sentiers battus et notamment du splendide isolement des sciences de l'homme (ou des sciences économiques et sociales) par rapport aux sciences de la nature. Mon premier amour pour la cosmologie, la thermodynamique et la cybernétique, trois domaines traversés par la redoutable question de l'entropie (cette nouveauté épistémologique de notre civilisation thermo-industrielle) dans les années 1960, ne fut pas un détour inutile, bien au contraire.
Sans le savoir (car nous n'avons aucune information en provenance du futur, précisément à cause de la «flèche du temps» entropique!), c'était une bonne préparation à ma rencontre, en 1974, avec le grand Nicholas Georgescu - Roegen.
     La «conscience écologique», qui ne tombe pas du ciel (mais nous aide à voir comment va le ciel!), demande tout un apprentissage, toute une nouvelle éducation, à rebours des cloisonnements disciplinaires, et surtout du grand partage entre les sciences de l'homme et les sciences de la nature, de sorte qu'il me fallût faire de longs efforts, heureusement avec quelques grands amis, plus âgés et plus jeunes, mais aussi très souvent en nomade solitaire, en marge des «multinationales de la pensée» (je dois cette formule à Michel Serres, envers qui ma reconnaissance et mon affection dépassent tout ce que je suis capable d'exprimer en matière de gratitude). Tant bien que mal, je suis devenu un dissident de la religion établie de mon époque et de ma société, m'aventurant dans des domaines difficilement accessibles aux profanes, du moins avant de se familiariser avec les jargons scientifiques. Ce vagabondage intellectuel ne me rapporta pas beaucoup de sécurité ou de confort, mais me récompensa, au-delà de mes espérances, en m'ouvrant de nombreuses perspectives sur quelques profondes révolutions intellectuelles de mon temps qui transforment radicalement notre conception de la vie sur Terre et notre intime relation avec la vie de la Terre, notre extraordinaire et unique «planète vivante» dans le système solaire.  

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     Chemin faisant, j'ai fait de nombreuses rencontres et j'ai eu la chance de m'intéresser à l'écologie globale, la science de la Biosphère, au moment même où cette nouvelle approche planétaire de la vie faisait l'objet d'admirables recherches interdisciplînaires, aux Etats-Unis, en relation avec l'aventure spatiale de la NASA, et, en URSS, avec ce que j 'ai proposé d'appeler la «révolution vernadskienne», à peine visible au niveau international avant la publication de la première édition critique, en anglais, de La Biosphère de Vernadsky, dont on m'a fait l'honneur de me confier l'Introduction (Vernadsky, 1998). De nouvelles perspectives, malheureusement pas toujours très rassurantes, se sont ouvertes, dans les années 1980, pour cette reconnaissance de notre rôle dans «le destin de la Terre» (Schell, 1982), plus précisément dans l'évolution de la Biosphère actuelle.
     Depuis cette époque de fièvre épistémologique pour la nouvelle science, encore embryonnaire et incertaine, de la Biosphère, en relation avec le lancement du Programme International Géosphère-Biosphère (IGBP), dans les années 1980, ma vision critique du développement mondial, selon les canons de l'Occident, prit une tournure qui dépassait, tout en la prolongeant, la révolution bioéconomique de Nicholas Georgescu-Roegen. Rejetée par le mainstream des économistes, elle est de plus en plus reconnue par les fondateurs de la mouvance (encore très minoritaire) de l'économie écologique, de l'écologie industrielle, et aussi du nouveau mouvement social (encore plus minoritaire) qui fait campagne pour la décroissance, tous considérant Nicholas Georgescu-Roegen comme un père fondateur et un auteur phare.
Avec Georgescu-Roegen, Michel Serres, Ilya Prigogine et quelques autres, la thermodynamique, avec son fameux principe de Carnot, devenu, depuis Clausius (1865), la loi de l'entropie, est revenue sur le devant de la scène, éclairant, avec sa chaleur et ses feux, cette histoire humaine de la nature que Serge Moscovici avait, dès 1968, si magistralement mise en perspective, en ravivant, cette fois sur terre, «la pluralité des mondes» (Grinevald, 1975).
     Dans le présent dossier, par souci de simplification pédagogique et faute de place, je laisse de côté ce débat anthropologique et philosophique. Il en reste, je crois, des échos que le lecteur découvrira lui-même. Plus que quelques rappels autobiographiques, pour en situer la genèse, ce travail documentaire peu commun, résolument transdisciplinaire, demande une introduction qui serve surtout d'avertissement pour le lecteur qui ne connaît pas déjà certaines de mes publications, de mes nombreuses conférences ou des idées enseignées depuis des années. Cette petite introduction peut et doit servir de mode d'emploi, car ce livre, tout compte fait, n'est rien d'autre qu'une invitation au voyage encyclopédique, transdisciplinaire comme on dit transocéanique, un carnet de notes, un mémento, un recueil raisonné de références, une tentative de chronologie et de bio-bibliographie annotée, bref une simple boîte à outils. A chaque lecteur, ou utilisateur, de s'en servir comme il l'entend.
 
 
 
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     Naturellement, une telle publication mérite (et je l'espère bien) une avalanche de critiques. D'ores et déjà, je m'excuse des omissions qui pourraient décevoir ou froisser l'amour-propre de certains auteurs injustement oubliés dans ce (petit) livre de référence. J'en ai déjà fait plus d'une fois l'amère expérience, et je le regrette sincèrement, mais c'est inévitable, ou alors il ne faut citer personne et écrire des romans (il en existe aussi sur la guerre pour le pétrole et le réchauffement - ou le nouvel âge glaciaire - de la Terre). Je suis bien conscient du caractère imparfait, incomplet, provisoire et plein de lacunes (qualifiées ou non) de cette publication qui ne représente qu'une partie, mais que j'espère essentielle, du dossier que j'ai patiemment constitué au cours des années où j 'ai eu la chance d'être chargé de cours et d'avoir assez de temps libre pour lire presque tout ce que j 'avais envie de lire (je sais que ce n'est pas un privilège largement répandu). Mon métier d'enseignant, et accessoirement de conférencier, m'a habitué à confectionner et à distribuer de nombreux documents bibliographiques de ce genre. Ici, j'ai largement puisé dans les polycopiés distribués à mes étudiants depuis des années. On demande à un professeur de fournir des repères, de suggérer des pistes de recherche et de réflexion, des noms d'auteurs! Même et surtout à l'heure de l'Internet et des «moteurs de recherche», ce rôle de guide me semble indispensable. Mais en tant qu'enseignant, je sais surtout que le plus difficile à transmettre, c'est le désir de remettre en question ses propres préjugés et ses croyances les plus fondamentales! La connaissance est non seulement un processus psychologique et social, mais aussi un processus génétique et historique. C'est auprès de l'exemple de certains de nos aînés que nous apprenons le sens de la fameuse formule qui a traversé les siècles, depuis Bernard de Chartres (au XIIe siècle), dit-on, en passant par Isaac Newton, Arthur de Gobineau ou Claude Bernard: nous sommes bien tous des nains mais juchés sur les épaules des anciens, les géants surtout, nous pouvons voir plus loin qu'eux. Récemment, dans la préface de son livre Le désenchantement du monde. Une lecture politique de la religion, Marcel Gauchet a fait remarquer que «nous sommes des nains qui ont oublié de monter sur les épaules des géants. Si l'altitude de leur prouesses nous est interdite, le secours de leur taille nous reste offert.»
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     Ici comme dans mon enseignement, et la plupart de mes publications, j'ai le souci de revenir aux sources, de relire les pionniers et les authentiques fondateurs du savoir. L'un de mes cours s'intitule «Les sources de la pensée écologique». On en trouvera ici quelques traces. Ce cours fait d'ailleurs suite à un enseignement intitulé «Catastrophisme et écologie politique» (Initialement «Les fonctions idéologiques du catastrophisme») que nous avons donné ensemble, Ivo Rens et moi, depuis 1973, c'est-à-dire au lendemain du tollé qui accueillit le premier rapport au Club de Rome, le fameux «rapport Meadows» (1972) sur Les limites à la croissance. Il est important de se rappeler qu'il était déjà question de la crise écologique (annoncée en fait depuis Hiroshima), de la crise de l'énergie, pressentie bien avant le premier choc pétrolier de 1973; et qu'il était déjà question des conséquences de l'expansion de l'espèce humaine dans ce «monde fini» qu'est notre Terre en tant que planète habitable. Mais il faut bien le reconnaître, on n'avait pas encore bien compris l'accélération de la dynamique d'un système aussi complexe que la Biosphère altérée par l'activité humaine, et on ne croyait pas sérieusement à l'imminence d'une double menace comme celle du changement climatique et de la déplétion mondiale du pétrole brut!      En premier lieu, ce livre, qui se veut un simple dossier pédagogique, peut être classé dans la littérature actuelle sur l'écologie, l'environnement, le développement durable (c'est-à-dire écologiquement soutenable et socialement équitable!), le climat et l'énergie (un couple inséparable!), mais on peut tout aussi bien le classer dans la littérature épistémologie et l'histoire des sciences, l'économie ou encore les relations internationales, la mondialisation ou la géopolitique. Sa problèmatique est en effet très large puisqu'il s'agit de cette «problématique mondiale» que cherchait à conceptualiser et à mettre en discussion publique un visionnaire comme Aurelio Peccei, ce grand industriel italien à l'origine du Club de Rome, en avril 1968, et dont il fut l'animateur jusqu'à sa mort en mars 1984 (j'ai conservé la notice nécrologique parue dans le Corriere della Sera parce que j'étais ce jour-là en Italie pour une conférence du mouvement pour la paix et la non-violence). On a oublié que le premier rapport au Club de Rome illustrait déjà le problème des courbes exponentielles de notre croissance avec la «courbe de Keeling» (accès webmaistre) qui mesure la dangereuse dérive anthropogénique de la concentration du gaz carbonique dans l'atmosphère de notre planète en même temps qu'elle nous révèle les oscillations saisonnières de la respiration de Gaïa, la Biosphère de la planète Terre.
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     Il ne s'agit pas ici d'imiter les travaux de prospective à long terme, mais simplement de rappeler leur rôle d'éveilleur des consciences. Dans le domaine des rapports entre énergie et climat, et en l'occurrence dans le problème du changement climatique planétaire provoqué par les gaz à effet de serre de la civilisation thermo-industrielle, le travail de conceptualisation le plus audacieux a été publié dans le cadre du projet appelé «le développement soutenable de la Biosphère» (Clark et Munn, éds, 1986), entrepris à l'IIASA, en marge des discussions interdisciplinaires au sein du Conseil International des Unions Scientifiques (ICSU) qui devaient aboutir au lancement du très ambitieux Programme International Géosphère-Biosphère (Malone et Roederer, eds, 1985; ICSU, 1986). La création de l'IPCC (GIEC en français, pour Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) n'est venue qu'ensuite (OMM-PNUE, 1988). Le «consensus scientifique» n'a pas été créé par l'IPCC, c'est au contraire l'existence de ce «consensus scientifique», depuis 1985 (la Conférence de Villach, OMM-PNUE-ICSU, 1985) qui a rendu possible et nécessaire la création, par l'OMM et le PNUE, de cet organisme hybride qu'est l'IPCC (GIEC), inédit et unique en son genre, pour affiner et diffuser l'expertise scientifique nécessaire à la mise en place du processus diplomatique devant aboutir au cadre politico-juridique de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. L'IPCC a en effet joué son rôle d'intermédiaire entre la recherche scientifique et le processus de décision politique au sein de la communauté internationale. C'est d'ailleurs à cause de ce rôle proprement diplomatique que l'IPCC est devenu une cible pour les critiques en provenance des milieux d'affaires qui cherchaient - c'est logique de la part des industriels du charbon et du pétrole - à préserver leurs droits acquis. Les incertitudes, nullement niées par les experts de l'IPCC, bien au contraire, servirent de prétextes pour monter en épingle des polémiques qui se présentaient dans le monde politico - économique et surtout médiatique comme de véritables controverses scientifiques, alors qu'il s'agissait le plus souvent - et j'en suis témoin - de caricatures des authentiques et ligitimes controverses, parfois extrêmement vives, qui ont lieu dans les cercles scientifiques spécialisés ou la communauté scientifique au sens le plus large du terme. Le temps a fait son oeuvre, dans tous les sens du terme. Les prévisions des années 1970 n'ont pas été démenties à l'aube du XXIe siècle, bien au contraire: l'accélération des émissions du gaz carbonique (directement liée à la croissance économique mondiale) et des changements climatiques n'est pas contestable, et les sceptiques, comme ils s'appellent eux-mêmes, se font de plus en plus rares (raison de plus pour que quelques-uns jouent, sur la scène des télé-m'as-tu-vu, au génie incompris et isolé). Le bulletin Météo donne de plus en plus raison aux Cassandres et, qu'on le veuille ou non, le climat est désormais au coeur des affaires internationales. Que cela soit bon ou non au climat international des affaires est un autre problème!
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     Le temps presse pour chacun d'entre nous, parce que nous sommes tous des êtres vivants, c'est-à-dire fragiles et mortels! Il en va de même de l'habitabilité humaine de la Biosphère, brutalement altérée par l'expansion technologique et démographique d'une seule espèce zoologique singulière, en l'occurrence la nôtre, auto-proclamée Homo sapiens sapiens. «Tout ce qui vit est digne de mourir», aimait dire le grand Goethe, dont le nom évoque, pour toute la grande tradition naturaliste de Humboldt à Vernadsky, et de James Hutton à James Lovelock, cette science holistique qui considère la nature comme «le grand Tout animé d'un souffle de vie »(selon la formule de Goethe citée par Alexandre de Humboldt dans son Cosmos). On nous parle beaucoup des impératifs économiques de la mondialisation, mais il est grand temps de réfléchir aux impératifs de la mondialisation écologique, ou si l'on préfère, de la nécessité de penser l'écologie à l'échelle planétaire, parce que le monde vivant auquel nous appartenons est un phénomène à l'échelle de la Terre. C'est pour cela que le mot Biosphère a été inventé. La science de la Biosphère, c'est l'écologie globale, autrement dit à l'échelle de la Terre en tant que planète du système solaire. Dans cette perspective planétaire, tous nos problèmes prennent un autre sens, y compris nos problèmes métaphysiques et religieux.      Penser l'écologie à l'échelle de la Biosphère constitue une véritable révolution intellectuelle (pas seulement scientifique), dont les implications philosophiques et pratiques sont considérables. Pour ma part, je dois bien avouer mon penchant pour la réflexion philosophique qui nourrit et accompagne ma curiosité scientifique. La réciproque est vraie. Science et philosophie sont à nouveau dans une période de renaissance, et donc aussi de crise entre l'ancien savoir qui n'est toujours pas mort et le nouveau, fragile et incertain comme tout ce qui nait et cherche sa place au soleil. L'émergence relativement récente de ce nouveau domaine qu'on appelle l'écologie globale, la science de la Biosphère, cherche actuellement sa place au sein du paradigme interdisciplinaire et holistique des Sciences du Système Terre (Earth System Science), mais il faut bien avouer que cette place n'est pas encore garantie face à l'importance de la tradition géophysique et de sa rhétorique de la «machine de la Terre». Redonner au vivant une place centrale dans notre Théorie de la Terre, comme le propose la géophysiologie de James Lovelock, n'est pas encore une évidence pour tout le monde. Les résistances mentales et institutionnelles sont d'autant plus fortes qu'elles sont liées à de puissants intérêts et aux racines historiques de ce qu'on appelle la raison d'Etat, qui n'est pas sans rapport avec un certain état de Raison.
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     Malgré tout, on revient de nos jours sur la question fondamentale de Schrödinger (1944): Qu'est-ce que la vie? mais à un niveau d'intégration de l'organisation biologique et écologique que la génération du grand physicien-philosophe autrichien (exilé à Dublin pendant la Deuxième Guerre mondiale) commençait à peine à envisager, parce qu'elle était orientée et dominée par sa vision atomiste de la matière, aux origines de la nouvelle vision moléculaire de la vie, et non, comme certains naturalistes, vers une vision planétaire et cosmique du rôle de la «matière vivante» dans les grands cycles chimiques de la Terre, et en cela extraordinaire et unique en son genre dans le système solaire. L'essor du paradigme biogéochimique, dans les années 1980, est venu bouleverser les relations entre l'écologie et notre conception scientifique du monde. A l'échelle humaine, la seule qui fait sens pour nous, l'écologie globale représente bien une nouvelle cosmologie de l'humanité faisant corps avec toute la Terre en tant que «planète vivante». Ce faisant, une nouvelle figure du sacré est sans doute en train de se dessiner, non dans l'image de la Terre, même si on a de bonnes raisons de l'appeler à nouveau Gaïa, non, bien évidemment, dans l'image de cet Homme prométhéen qui se prend pour l'âme du monde ou la conscience de la Nature, mais dans une nouvelle alliance entre l'espèce humaine et toute la Biosphère, alliance sans precédent parce que réellement planétaire et d'une manière qu'on peut seulement exprimer avec la métaphore de la symbiose, utilisée par Lynn Margulis ou par Michel Serres, notamment dans son admirable petit livre intitulé Le Contrat naturel. «Le temps de l'orgueil est fini», déclarait le héros (défenseur des éléphants du Tchad) de Romain Gary dans Les Racines du ciel (que j'ai lu avec ferveur en 1970 alors que je me trouvais précisément au Tchad). L'arrogance de l'humanisme fait partie des racines culturelles et historiques de notre crise écologique. On commence à peine à l'admettre. Mais toute une littérature naturaliste, ou écologiste, le dit depuis plus de trente ans. La récente révélation de l'immensité de l'évolution biologique, à vrai dire de la coévolution géobiologique, à laquelle nous appartenons, est désormais là pour nous aider à retrouver des repères dans le Cosmos, parce que celui-ci avait volé en éclats dans la révolution scientifique des «temps modernes», dans cette transition «du monde clos à l'univers infini» (Alexandre Koyré) qui est sans doute à l'origine de notre mythologie moderne de la croissance économique illimitée.
     Si je publie un document rassemblant des repères puisés pour l'essentiel dans la littérature scientifique, c'est parce que je crois que la pensée scientifique moderne issue de l'aventure spirituelle et politico-économique de l'Occident contient aussi son propre correctif évolutif et redécouvre, avec la Biosphère de la planète Terre et son extraordinaire évolution cosmique, une nouvelle manière de relier les hommes entre eux, l'espèce humaine et toute l'aventure de la vie sur Terre, ce qui est bien le propre d'une nouvelle définition de l'humilité, ou si l'on préfère de la sagesse.
 
 
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     Ce faisant, je m'aperçois que je retrouve ma précoce sympathie pour Albert Camus, dont l'enthousiasme de ma jeunesse avait retenu l'idée qu'il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre, de sorte que l'antique sagesse du memento mori donne tout son sens à cette «importance de vivre» dont parle si bien l'écrivain chinois Lin Yutang, si proche à mon sens de Bergson et de Georgescu-Roegen, pour qui «la joie de vivre» est le sens même de la vie, non pas contre ou malgré l'entropie, mais précisément grâce à cette loi naturelle implacable de l'entropie qui relie le vivant à tout le reste de l'Univers! C'est bien parce que le Soleil n'en finit pas de mourir que nous jouissons, l'espace d'un soupir, de la splendeur d'être là, sur cette Terre et plus précisément dans la Biosphère de cette planète si extraordinaire que certains l'ont appelée «la planète miracle» et d'autres, tout simplement Gaïa, comme l'antique déesse grecque de la Terre-Mère.      Il est grand temps de revenir à cette sagesse qui traverse les cultures et les siècles, mais que la mythologie moderne de la rationalité, «mécaniste et arithmomorphique» (N. Georgescu-Roegen), nous a fait oublier au profit du dogme de l'expansion et de la croissance économique illimitée, dont on commence à comprendre - à la suite de pionniers comme M. King Hubbert ou N. Georgescu-Roegen - qu'il fait partie d'une illusion de perspective et d'une échelle d'observation trop courte, inhérente à l'âge d'or des combustibles fossiles, du charbon et surtout du pétrole (40% du marché mondial de l'énergie aujourd'hui!).
     Ce que j'appelle ici la double menace: climat et pétrole, ne doit évidemment pas cacher - bien au contraire - les autres menaces, parmi lesquelles il y a la menace nucléaire, sous toutes ses formes. Le développement, comme on dit, est en crise, mais c'est peu dire. La vraie crise du développement, désormais à l'échelle du monde, et plus précisément de la Biosphère, s'enracine dans une histoire culturelle de longue durée, bien plus profonde qu'on le pense communément lorsqu'on regarde le prix de l'essence ou le bulletin météo de la télévision.
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     Dans sa célèbre conférence du 26 décembre 1966 au Congrès annuel de l'AAAS, à Washington, sur «Les racines historiques de notre crise écologique», le professeur Lynn White (1967) avait déjà indiqué une piste de réflexion, que je rappelle encore une fois ici, parce que «le débat Lynn White» est loin d'être clos. A peine a-t-il commencé.
     Un autre texte a énormément marqué la conceptualisation de ma perspective sur la crise de l'environnement qui est avant tout la crise du développement du modèle de l'Occident: la Thanatocratie de Michel Serres (1972). Avec le concept de «révolution carnotienne», j'ai essayé, sur les
traces de Michel Serres, de Nicholas Georgescu-Roegen et de quelques autres (en revenant aux sources), de questionner cette funeste alliance historique qu'illustrent, dans la tradition française du Génie et de la théorie des machines, «Carnot la guerre» et «Carnot la science».
     J'ai longuement médité sur Carnot, père et fils. Avec Jean-Jacques Salomon aussi, dont le livre de 1970, Science et politique, contribua d'une manière décisive à orienter mes études de sciences politiques et de politique de la science, j'ai compris que la politique de la science était fille de la guerre, pas de la paix. Pour ma génération, née après Hiroshima, cette évidence s'imposait. Beaucoup préfère l'oublier, la refouler. On trouvera quelques allusions ici à cette lancinante question de la guerre, raison d'Etat par définition et par tradition, mais en fin de compte très peu par rapport à l'immense littérature qui existe sur ce sujet (et qui occupa de longues années de ma jeunesse studieuse et anxieuse), et cela malgré le fait que le thème «pétrole et guerre» est plus que jamais d'actualité.
     Ce que je cherche à souligner ici, c'est qu'il y a bien Quelque chose de nouveau sous le soleil, selon l'expression qui sert de titre à la magistrale «histoire environnementale du XXe siècle» de John R. McNeill (2000).
Ce dernier, cela mérite d'être noté ici, est le digne fils du grand historien mondialiste William H. McNeill, dont La Recherche de la puissance: technique, force armée et société depuis l'an mil (McNeill, 1982) m'avait confirmé, s'il en était encore besoin, la pertinence de «l'hypothèse de Mars» (en combinant Freud, Carnot et Serres) avec laquelle je cherchais à comprendre - avant d'essayer d'en faire des cours - l'histoire singulière du génie de l'Occident, autrement dit le développement historique de la «technologie de la puissance» (Grinevald, 1977). Rien, hélas, dans l'actualité scientifique, politique, économique et géostratégique de ces dernières années - après la fin de la Guerre froide! - ne m'a vraiment incité à abandonner cette inquiétante hypothèse de travail et de réflexion.
     J'ai passé des années à étudier la lancinante question des rapports entre science, technique, guerre et raison d'Etat. Ce n'était pas un sujet très apprécié. On préfère ne pas savoir, ne pas y penser. Les questions militaires doivent rester dans l'ombre, comme les questions énergétiques et a fortiori les rapports entre ces deux domaines! La question brûlante - mais encore trop peu discutée - des conséquences politiques, économiques et sociales du pic de la production pétrolière mondiale (le fameux pic de Hubbert), c'est-à-dire de la fin du pétrole abondant et bon marché et le début des temps difficiles pour notre addiction au pétrole, ravive des inquiétudes et des préoccupations qui furent celles du début des années 1970, au moment du premier débat sur «la crise de l'énergie». C'était l'époque de la révolution environnementale, lorsque l'écologie devint une affaire publique et non plus seulement une spécialité de biologistes et de naturalistes conservationnistes.
 
 
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     Disciple et ami du grand économiste hétérodoxe Nicholas Georgescu - Roegen, j'appris très tôt à m'intéresser aux écrits du géologue M. King Hubbert et d'une manière plus générale à l'écologie des ressources naturelles, aussi bien minérales que biotiques (une distinction capitale souvent masquée dans la doctrine internationale du développement et même du développement durable). J'ai donc très vite été attiré par les thèses récentes des géologues pétroliers comme Colin Campbell ou Jean Laherrère, qui sont manifestement des héritiers spirituels du prophète Marion King Hubbert. Après avoir lu The Coming Oil Crisis du géologue pétrolier britannique Colin Campbell (1997), grâce à un contact chez Petroconsultants, à Genève, j'ai suivi la naissance et l'activité internationale de l'ASPO*, cette association lancée par Colin Campbell pour étudier «le pic du pétrole» (le pic de Hubbert de la production pétrolière à l'échelle mondiale) et alerter le monde sur ses redoutables implications. C'était dans la logique de mes premières recherches sur la problématique «Energie et civilisation» dont j'avais fait mon sujet de thèse, en relation avec ma fascination pour les métaphores de l'entropie, dans les années 1970.
* ASPO France
     En passant, je tiens à remercier plusieurs membres de l'ASPO qui ont bien voulu répondre à mes interrogations et à ma curiosité, à commencer par Colin Campbell (bien avant la création de l'ASPO), Jean Laherrère et Pierre-René Bauquis. Dans le monde des pétroliers, la question climatique n'était pas bien vue, c'est le moins qu'on puisse dire, mais la courtoisie de ce milieu professionnel m'a toujours impressionné, car je n'avais pas une aussi agréable expérience avec le monde des ingénieurs de l'énergie atomique. Ged Davis, quand il était chez Shell International (à Londres), m'a même fait l'honneur de m'inviter dans un sympathique séminaire de prospective («Concepts for the 2lst Century»), en décembre 1996 à Thoune, dans le cadre des activités du World Business Council for Sustainable Development. L'assistante de Ged Davis au WBCSD était l'une de mes anciennes étudiantes! Ce workshop a bien contribué à me familiariser avec la manière de penser des experts des multinationales et de la prospective énergétique mondiale fabriquée à l'IIASA (l'Institut international d'analyse appliquée des systèmes, créé en 1972) et que nous présenta Nabojsa Nakicenovic. Je pourrais rappeler maintes expériences de ce genre, mais ce n est pas le lieu.
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     Ce qui importe ici, c'est de mentionner que je m'intéresse à la longue durée historique, aussi bien dans la rétrospective du passé que dans la prospective du futur. Mon père, ancien syndicaliste devenu haut fonctionnaire international au BIT, m'avait fait connaître, dès les années 1960, cette notion de «prospective» et quelques grands esprits, comme Bertrand de Jouvenel, qui en développaient la théorie générale et les applications à l'échelle du monde. De sorte que je ne fus pas trop surpris, à partir de 1972, par les rapports publiés par le Club de Rome ou par l'IIASA qui était aussi, en partie, une création du génie diplomatique d'Aurelio Peccei, réunissant des chercheurs de l'Est et de l'Ouest, et insufflant à l'IIASA ses propres préoccupations environnementales. Le problème du gaz carbonique et de l'évolution du climat fut - on ne le sait pas assez - l'un des grands problèmes abordés en ce haut lieu (dans le château baroque de Laxenburg, près de Vienne, en Autriche) de la recherche interdisciplinaire sur ce que Peccei appelait « la problématique mondiale». C'était bien avant que le grand public ne découvre l'existence de ce type de menace planétaire. Cependant, je dois aussi reconnaître ici mon scepticisme vis-à-vis de l'optimisme technocratique qui émanait le plus souvent des rapports de ce genre d'analyse systémique globale.A mon sens, les aspects philosophiques, culturels et sociologiques étaient trop négligés dans ce genre de recherches qui se voulaient essentiellement scientifiques. L'influence des experts soviétiques avait cependant un certain mérite: ils connaissaient les concepts de Biosphère et de Noosphère de leur compatriote quasi légendaire: l'Académicien Vladimir I. Vernadsky. Je le découvris par d'autres chemins, mais mon itinéraire croisa assez rapidement ce qui se faisait à l'IIASA (Clark et Munn, éds, 1986).      Le temps passe, en effet, de plus en plus vite! La dynamique de la mondialisation manifeste bien cette accélération évolutive dont le regretté François Meyer m'a si bien convaincu, malgré toutes les critiques socioépistémologiques et anthropologiques que je pouvais faire à l'endroit des applications socio-historiques de son extraordinaire «Problématique de l'Evolution» (Meyer, 1954, 1974). Cette idée d'accélération soulève de délicats problèmes d'interprétation, mais je reconnais avec l'ami François Meyer que c'est un point de vue qui se rapproche de « l'heuristique de la peur» conceptualisée par le philosophe Hans Jonas. L'accélération réconcilie, d'une certaine manière, les deux paradigmes antagonistes du catastrophisme et de l'uniformitarisme. Cela dit, je salue les membres de l'ASPO, comme l'ont fait récemment Yves Cochet (2005), dans Pétrole Apocalypse, et Eric Laurent (2006), dans La Face cachée du pétrole, car je suis convaincu (à vrai dire je l'étais déjà) qu'ils font oeuvre de salut public en cherchant à réveiller l'opinion publique du dangereux sommeil dogmatique vis-à-vis de la boulimie pétrolière de la croissance sans fin de notre civilisation militaro-industrielle moderne. Mais il est vrai que le pétrole n'est qu'une partie du problème énergétique et que le problème énergétique n'est qu'un aspect de notre crise écologique.
 
 
 
 
 
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La déstabilisation de la Biosphère actuelle, de son système climatique comme de sa biodiversité, me semble un problème encore plus redoutable. A vrai dire, en disant que la question du climat et la question du pétrole forment une double menace, je simplifie à outrance. Mais c'est une évidence scientifique qui est en train de s'imposer, et les implications politiques, sociales et aussi culturelles en sont considérables. La crise morale et métaphysique, elle, est sans doute encore à peine pressentie.
     Le terme d'Anthropocène, qui est un néologisme scientifique relativement récent, est sans doute encore inconnu du grand public, mais ce n'est pas un concept très compliqué, ni d'ailleurs tout à fait original et sans précédents. A vrai dire, il ne date pas de l'an 2000 (Crutzen et Stroemer, 2000), puisqu'il se trouvait déjà en 1992 dans un bon livre sur le Global Warming (Revkin, 1992). Il possède plusieurs précédents, dont certains remontent à la seconde moitié du XIXe siècle (Stoppani, 1873). Comme la notion de Noosphère ou d'Anthroposphère, inventées dans l'entre-deux-guerres par Edouard Le Roy, Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadsky, la notion d'Anthropocène cherche à désigner l'époque géologique toute récente manifestement dominée par l'impact environnemental global de l'activité économique et de l'expansion démographique de l'espèce humaine. La chronologie et la signification de l'Anthropocène sont encore en discussion, mais elles sont plus précises que celles de la Noosphère de Teilhard de Chardin ou de l'ère anthropozoïque de l'abbé Stoppani (1873). 
Pour le grand naturaliste russe Vladimir I. Vernadsky, le père de la biogéochimie et l'auteur de la première monographie scientifique sur La Biosphère (1926) comme «phénomène planétaire de caractère cosmique», il était clair déjà que «l'homme civilisé» représentait une nouvelle force géologique, capable de perturber l'équilibre séculaire du cycle global du carbone. A la même époque, Alfred Lotka (1925) pensait la même chose et en rendait explicitement responsable l'utilisation industrielle des combustibles fossiles.
     C'est en grande partie parce que je me suis intéressé à l'oeuvre encore largement méconnue (en dehors du monde russe) du grand Vernadsky et à son influence sur l'histoire de l'écologie scientifique, notamment avec sa conception biogéochimique et thermodynamique de la Biosphère, si proche du concept Gaïa de James Lovelock, que j'en suis venu à m'engager résolument dans la nouvelle problématique de l'écologie globale et du développement soutenable. Dans le même temps, l'intérêt du public ne cessait de grandir pour l'avenir et la protection de notre environnement planétaire. Curieusement, c'est avec la fin de la Guerre froide que le débat sur le réchauffement de la Terre succéda à la théorie de l'Hiver nucléaire et à la découverte du «trou d'ozone» dans la stratosphère de l'Antarctique et s'installa sur l'agenda des relations internationales et de la nouvelle diplomatie environnementale.
 
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     La Biosphère de l'Anthropocène! Qu'est-ce que ça veut dire? Non, ce n'est pas très compliqué, du moins à première vue. Ensuite, on peut chercher à approfondir et c'est bien l'objectif de ce recueil chronologique de références. On verra que le mot Anthropocène arrive naturellement pour désigner l'ère géologique que traverse actuellement la Biosphère, parce que les grands cycles biogéochimiques, qui sont étroitement associés au fonctionnement et à l'évolution du système climatique, sont à présent de plus en plus gravement perturbés par le métabolisme industriel global de l'économie mondiale. Ce concept d'Anthropocène désigne l'époque géologique toute récente marquée par l'impact de la croissance industrielle et démographique mondiale qui se distingue nettement de la relative stabilité de l'Holocène, c'est-à-dire de cette époque des 10.000 dernières années qui correspondent, grosso modo, à «l'histoire immobile» des sociétés agraires du Néolithique. La révolution thermo-industrielle est venue rompre cette relative stabilité environnementale de la Terre humaine. Bien entendu, l'ère néolithique n'est nullement celle d'un long fleuve tranquille, mais relativement à l'explosion démographique et technologique des deux derniers siècles, et surtout du XXe siècle, le passé semble stationnaire et «froid», tandis que l'époque actuelle manifeste une «surchauffe de la croissance» (Meyer, 1974) incontestable.      Comme toute idée neuve, cette notion d'Anthropocène, véritable «géologie de l'humanité» (Crutzen, 2002), possède toute une préhistoire, qui s'éclaire rétrospectivement. On le découvrira dans ces repères bio-bibliographiques qui jalonnent, d'une manière discontinue et fragmentaire ici, la préhistoire intellectuelle de nos problèmes actuels. Comme on le verra dans les pages qui suivent, de nombreux chercheurs nous laissent un héritage intellectuel considérable souvent encore mal connu, surtout en dehors des cercles scientifiques. Ma conception de la culture écologique nécessaire pour appréhender nos problèmes actuels, ou ce qu'on appelle maladroitement le «développement durable», fait une place de choix aux sources scientifiques de notre savoir sur le développement et l'environnement (comme on dit), et en l'occcurrence sur ce que le programme MAB de l'Unesco appelle «l'Homme et la Biosphère».
     Ce terme d'Anthropocène s'inscrit dans une tradition naturaliste, et surtout chez les géologues qui mettent en évidence l'impact de plus en plus important de l'espèce humaine dans les transformations récentes de la face de la Terre. Cette tradition, qui remonte au XIXe siècle, voire même à Buffon, avait déjà donné toute une série de termes proches de cette idée d'une époque géologique dominée par Anthropos (on trouve le mot «Anthroposphère» sous la plume de Teilhard).
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    La plus célèbre de ces notions, dans le sillage de la découverte de la Biosphère (Suess, 1909), est celle de Noosphère, dont la naissance remonte au trio extraordinaire formé par la rencontre, dans le Paris des années 1920, de Pierre Teilhard de Chardin, Edouard Le Roy et Vladimir Vernadsky (Grinevald, 1987). Cependant, le néologisme qui a désormais la faveur de la communauté internationale des nouvelles sciences du système Terre est l'Anthropocène. Dans ce milieu de la coopération scientifique internationale mobilisée autour de grands programmes de recherches, comme le Programme International Géosphère-Biosphère (IGBP), ce terme a été lancé en l'an 2000 par Paul Crutzen, l'un des trois lauréats du prix Nobel de chimie 1995, grand spécialiste de la chimie de l'atmosphère et du système Terre, et le professeur américain Eugene F. Stoermer, qui est à la fois biologiste et géologue (Crutzen et Stoermer, 2000).
     Le terme d'Anthropocène est désormais utilisé pour désigner l'ère industrielle des combustibles fossiles, c'est-à-dire l'époque géologique toute récente qui se distingue de l'Holocène, l'interglaciaire des 10.000 dernières années et qui venait après les glaciations du Pléistocène, en gros les temps préhistoriques des sociétés paléolithiques. La nouvelle «géologie de l'humanité» (Crutzen, 2002) se distingue nettement par l'augmentation soudaine de la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre que mesurent «la courbe de Keeling» (de 1958 à nos jours) et, en remontant beaucoup plus loin dans le passé, les méthodes de la paléoclimatologie, dont fait partie l'analyse isotopique des bulles d'air encloses dans les carottes glaciaires du Groenland et de l'Antarctique.
Par rapport au niveau préindustriel (je préfère dire la période 1750-1850 plutôt que «l'ère industrielle depuis 1750»), la dérive anthropogénique de la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre est à présent non seulement très nette mais encore spectaculaire, comme le montre le graphique diffusé par le Troisième rapport de 2001 du GIEC (IPCC). Elle se révèle encore plus impressionnante lorsqu'on remonte encore plus loin dans les archives glaciaires. L'histoire du climat et de l'environnement de la Terre se révèle un sérieux avertissement, si on y réfléchit bien.
     L'Holocène est, ou plutôt était, une période interglaciaire relativement chaude par rapport au climat froid du Pléistocène (terme introduit dans le débat de la théorie glaciaire), qui se distingue comme une période relativement stable de l'histoire environnementale qui a vu l'essor des civilisations agraires néolithiques. Comparée à l'accélération historique de notre «société chaude» (selon la métaphore thermodynamique de Claude Lévi-Strauss), cette période de l'Holocène correspond assez bien à «l'histoire immobile» évoquée par Emmanuel Le Roy Ladurie dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, le 30 novembre 1973 (publiée dans les Annales en mai 1974). A noter que la notion de Révolution Néolithique a été créée par analogie avec la notion de Révolution Industrielle (elle-même métaphore post-révolutionnaire dans les années 1820-30!) par l'archéologue et préhistorien V. Gordon Childe, et diffusée par son livre Man Makes Himself, publié en 1936 (et traduit en français en 1943 sous le titre La Naissance de la civilisation).
 
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Dans la longue durée de l'histoire humaine de la Biosphère du Quaternaire, l'Anthropocène se caractérise par une fulgurante «accélération de l'Histoire», selon une métaphore dynamique typique de la révolution thermo-industrielle. S'ouvre donc, à l'aube du XXIe siècle (du calendrier chrétien de l'Occident; toutes les autres dates sont aussi de ce calendrier), une nouvelle période géologique humainement surchauffée, que Paul Crutzen qualifie, à juste titre, de terra incognita.
     La chronologie adoptée ici repose sur une périodisation de la Révolution Industrielle qui ne cède pas au mythe de la machine à vapeur de James Watt. Si une hirondelle ne fait pas le printemps, une (voire 500 ou même 2.000) machine à vapeur ne fait pas non plus la Révolution industrielle! L'histoire économique, comme bien d'autres, est écrite par le vainqueur, c'est bien connu, de sorte qu'on retrace le développement préindustriel (ou protoindustriel) dans l'optique du triomphe de la machine à vapeur. Ce faisant, on exagère son importance dans le monde (et en l'occurrence dans la Grande-Bretagne) du XVIIIe siècle. Et dans le même temps on sousestime l'usage énergétique de la force humaine et animale, et même de la force motrice des moulins (à eau et à vent).
Significativement, on a totalement oublié - après la naissance de la théorie mécanique de la chaleur (la thermodynamique) vers le milieu du XIXe siècle, le paradigme vitruvien de l'architecture hydraulique! Significativement le grand traité de Bélidor (les quatre somptueux volumes de son Architecture hydraulique) disparaît après la réédition critique du premier volume par Navier, en 1819! C'est dans ce contexte, qui voit la naissance, chez les ingénieurs-savants, des concepts modernes de travail mécanique, de rendement et d'énergie, que prend toute sa signification historique et socio-épistémologique la fin du paradigme vitruvien, renvoyé dans les oubliettes de l'histoire par le triomphe des machines à feu dont Sadi Carnot inaugure la théorie tout en transformant radicalement l'image de la nature du monde physique, de sorte qu'on peut et qu'on doit parler de la «révolution carnotienne» (Grinevald, 1976, 1977, 1978), ce qui devient évident pour qui met en parallèle, au début des années 1970, les travaux révolutionnaires de Donald Cardwell, Nicholas Georgescu-Roegen, Michel Serres, Ilya Prigogine et Howard T. Odum, pour citer des auteurs qui s'inscrivent dans l'héritage de la théorie thermodynamique créée par le génie longtemps incompris de Sadi Carnot. 
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La révolution thermo-industrielle, qui prend tout son sens avec le concept de révolution carnotienne, s'inscrit dans la longue durée de «l'histoire humaine de la nature» (au sens donné en 1968 par l'Essai de Serge Moscovici), mais avec la double perspective des réflexions contemporaines sur les aspects bio-économiques de l'entropie et la valorisation de cette découverte de l'irréversibilité de l'histoire de la nature par la révolution thermo-industrielle de la modernité occidentale. C'est aussi une manière de penser l'Anthropocène, d'en souligner la contingence et l'historicité irréversible.
     La périodisation de l'Anthropocène a fait l'objet de controverses (Ruddiman, 2003, 2005), mais les résultats les plus récents du forage du projet européen EPICA dans l'Antarctique (popularisés par le film d'Al Gore, Une vérité qui dérange) démontrent clairement que la croissance de la concentration atmosphérique du CO2 sort complètement, depuis deux siècles à peine (c'est-à-dire la révolution thermo-industrielle de l'Anthropocène) et des cycles naturels des 800.000 dernières années et de la relative stabilité des derniers 10.000 ans de la longue révolution agraire du Néolithique. Certes, cette «vérité qui dérange» n'a pas encore convaincu tout le monde, ni même tous les scientifiques (qui ne sont pas tous des spécialistes des sciences de l'atmosphère, de la paléoclimatologie ou de l'évolution de la Biosphère!), mais les spécialistes des sciences économiques et sociales auraient tort de penser qu'ils ne sont pas concernés par ces découvertes spectaculaires des sciences de la Terre.
     Crutzen (qui n'est pas un historien) a proposé, avec une autorité scientifique qui n'est pas discutée, la date symbolique de la machine à vapeur à double effet de 1784 de James Watt comme début de l'Anthropocène. Il a certes raison de souligner l'importance de la machine à vapeur (Bergson l'avait déjà fait dans L'Evolution créatrice en 1907), mais la machine à vapeur, inventée au XVIIIe siècle, ne prend la place des roues hydrauliques, des chevaux et de la marine à voile, que bien plus tard, dans la seconde moitié du XIXe siècle. La révolution industrielle est peut-être bien un effet du siècle des Lumières, mais elle est incontestablement un fait du XIXe siècle et ne s'impose au monde qu'au XXe siècle. La révolution du «développement économique», fondée sur les moteurs thermiques et les énergies fossiles, ne triomphe pas avant la fin du XIXe siècle; et à l'échelle du monde, son triomphe est le fait du XXe siècle, voire de la seconde moitié du XXe siècle, grâce au pétrole. Si la révolution thermo-industrielle commence avec la domination du charbon comme source principale d'énergie de l'industrialisation, c'est avec l'âge d'or du pétrole qu'elle manifeste toute sa puissance comme nouvelle «force géologique» dans «les révolutions de la surface du globe», pour paraphraser le baron Cuvier (Grinevald, 1976).
 
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     Dans ce dossier, l'ordre chronologique n'est pas seulement une remontée dans l'histoire intellectuelle de notre modernité scientifique, elle est aussi, en partie, autobiographique, puisque j'inclus des références à mes propres publications (cela va sans dire, je ne prétends pas qu'il s'agit de classiques, mais au moins ainsi le lecteur comprendra un peu mieux le parcours progressif de ma propre culture, ses limites et ses choix!). Ce serait une perte de temps d'essayer de décrire en détail les racines de ce travail d'historien des idées scientifiques et d'épistémologue de la révolution thermo-industrielle. Je voudrais seulement encore donner ici quelques indications afin que le lecteur ne se méprenne pas sur le caractère transdisciplinaire (et apparemment indiscipliné) du présent document. Tout d'abord, ce dossier n'a pas d'autre ambition que d'être un mémento chronologique et bio-bibliographique, aussi précis que possible. Cette sélection raisonnée couvre des domaines trop souvent cloisonnés et qui s'ignorent mutuellement. Mon souci vise à clarifier la situation souvent très confuse qui existe actuellement dans la diffusion des notions de base des sciences de l'environnement, des sciences du système Terre, et tout ce nouveau domaine scientifique et pédagogique qu'on appelle le «développement durable» et le «changement global». Si l'essentiel de ce dossier provient de différents polycopiés distribués à mes étudiants et à quelques amis, de mes carnets de notes et de publications dispersées et souvent confidentielles,je pense que l'ensemble forme un document inédit... et j'espère utile.      Un premier gros dossier, inédit parce que trop lourd et indigeste (même à mon goût!), a précédé le présent dossier. Je l'avais intitulé Penser et repenser la Révolution Industrielle â l'échelle du monde (1824-2004) Thinking and Rethinking the Industrial Revolution at the world scale, et il contenait déjà une bonne partie des références que le lecteur retrouvera ici, mais entretemps j'ai distribué plusieurs autres dossiers du même genre, mais centré sur «la double menace: climat et pétrole». Puis j'ai recentré le tout sous un titre qui me semble définir mieux et ma problématique et tout mon travail de ces trente dernières années: La Biosphère de l'Anthropocène. La formule d'un tel livre de référence fait en effet bien partie de ma démarche de chercheur en même temps que de mon métier d'enseignant. Les étudiants me demandent sans cesse des références bibliographiques, des repères chronologiques ou des pistes de recherche! Internet est certes une aide incomparable, mais à condition d'apprendre à y naviguer, et à éviter le nauffrage. A cet égard, le rôle des professeurs et des chercheurs chevronnés me semble plus nécessaire que jamais! J'ai donc mis de côté mon gros manuscrit indigeste et j'ai tenté ici de sélectionner un ensemble de références qui puissent fournir à la fois un cadre de pensée et des pistes de réflexion.
 
 
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     La crise du pétrole, qui viendra bientôt, et probablement plus tôt qu'on le croit, et la menace climatique provoquée par ce qu'on pourrait aussi appeler la crise du cycle du carbone! Pour comprendre cette double crise, il me semble de plus en plus clair qu'un effort de réflexion transdisciplinaire est plus que nécessaire, il est urgent. C'est encore une bonne raison de publier, malgré toutes ses imperfections, ce document qui cherche à mettre en perspective et en interférence des domaines d'études trop souvent séparés et isolés.
     Malgré ses multiples imperfections et lacunes, je publie ce volume parce que j'ai admis, à la suite de l'accueil de mes récents polycopiés sur ce sujet du pétrole et du climat, qu'un tel document pouvait être utile dans l'état de confusion qui règne de nos jours. Les plus jeunes n'ont pas connu la «fièvre épistémologique» des années 1970 qui a accompagné les premières réflexions sur l'écologie globale, la crise de l'environnement et la crise de l'énergie de la civilisation industrielle avancée. Cette tentative de bibliographie chronologique est sans doute trop ambitieuse, mais la créativité intellectuelle ne supporte pas le manque d'audace. Evidemment, ce dossier est volontairement sélectif, très incomplet et fatalement inachevé. A vrai dire, pratiquement tous mes travaux - qui portent depuis le début des années 1970, directement ou indirectement, sur la problématique énergétique (ladite «machine du climat» n'est-elle pas une métaphore de la civilisation occidentale qui a fait de la nature une machine à notre service?) - appartiennent à cette catégorie épistémologique qu'on peut bien appeler, si on veut, interdisciplinarité sauvage. Le temps presse pour ce genre d'aventure. J'espère que mes lecteurs le comprendront.
     Pour ne pas alourdir outre mesure cette introduction, j'exprime ici mon immense gratitude envers toutes les personnes grâce à qui j'ai pu, jusqu'ici, vivre et penser, mais je dis cela sans nommer personne en particulier, tout simplement parce que la liste des noms remplirait à elle seule la moitié de ce petit livre. Comme cela aussi, on ne pourra pas me faire le reproche d'oublier tel ou tel nom, comme j'ai eu parfois la maladresse de le faire (notamment en 1993 avec une brève liste des «pionniers de l'écologie»!). Je voudrais cependant faire une petite exception pour remercier mon frère Paul-Marie: sa généreuse collaboration dans le domaine bibliographique (depuis de nombreuses années) est celle d'un expert méticuleux (historien du livre, il a été conservateur de la bibliothèque de l'Imprimerie nationale à Paris). Nous partageons des valeurs communes, de sorte que c'est bien agréable de pouvoir réfléchir ainsi fraternellement sur les graves problèmes de notre monde et singulièrement sur les responsabilités de notre culture dans cette crise écologique qui s'annonce.
     Ce chantier a pris plusieurs formes, depuis le document intitulé The Industrial Revolution and the Earth 's Biosphere: A Scientific Awareness in Historical Perspective. Selective bibliographical notes, publié en 1990 par ProClim, le Programme climatologique de l'Académie suisse des sciences. 
 
 
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C'était une contribution au ProClim Workshop 4: «Human Dimensions of Climate Change and Societal Response», organisé à l'Académie des sciences à Berne le 22 septembre 1989. La forme plus récente, intégrant bien davantage l'historiographie économique de la Révolution Industrielle, fut le gros manuscrit, de plus de cinq cents pages, intitulé Penser et repenser la Révolution Industrielle à l'échelle du monde (1824-2006) (2006, inédit). Sa publication me paraît aujourd'hui improbable, comme bien d'autres manuscrits également inachevés. Le présent travail de bibliographie raisonnée et chronologique reprend aussi bien des éléments à divers polycopiés, comme Les sources de la pensée écologique, ou Le développement de la crise planétaire et le catastrophisme de l'âge nucléaire (Université de Genève, Faculté de droit, 1981,21 p.; 2e version: IUED, «Itinéraires. Notes et travaux», n°26, 1985, 205 p.; 3e version: Université de Genève, Faculté des sciences économiques et sociales et Faculté de droit, 1996, 146 p.). Ces polycopiés furent distribués à plusieurs générations d'étudiants dans le cadre du séminaire d'histoire des doctrines politiques («Catastrophisme et écologie politique») que nous avions créé, Ivo Rens et moi, dès 1973, bien avant que l'écologie ne fusse à la mode en politique et ne devint l'un des grands enjeux de la politique internationale. Nous n'étions pas en avance: nous étions simplement à l'heure du grand débat lancé en 1972 par le Club de Rome sur «les limites à la croissance» et par les écologistes et savants contestataires qui s'étaient fait connaître au Forum en marge de la Conférence des Nations Unies sur l'environnement humain tenue à Stockholm en juin 1972.
     On ne peut plus, de nos jours, réfléchir à l'impact de l'activité humaine sur la face de la Terre sans tenir compte de l'émergence de cette science et de cette conscience (encore embryonnaire et très lacunaire) de la Biosphère de la planète Terre.
     C'est dans le sillage du débat sur la théorie Gaïa de James Lovelock et de Lynn Margulis que la conception biosphérique de la face de la Terre, développée par le grand naturaliste russe Vladimir I. Vernadsky dans l'entre-deux-guerres (Vernadsky, 1926, 1929), a été ravivée au sein de la communauté interdisciplinaire qui se mobilise autour du paradigme holistique des nouvelles sciences du système de la Terre - Earth System Science. Mais le dialogue reste souvent difficile entre les spécialistes des biosciences et des géosciences.  

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La publication récente d'une édition critique en anglais de La Biosphère (Vernadsky, 1998) est à la fois un effet et une cause dans cette mouvance à la recherche d'une réconciliation entre la Vie et la Terre. Dans la littérature dominante des géosciences de l'environnement et des biosciences de l'évolution, le mot biosphère est malheureusement trop souvent pris dans l'acception réduite au biote, c'est-à-dire de la totalité des organismes vivants. Dire que c'est l'ensemble des espèces et des milieux où elles vivent, n'est pas non plus tout à fait satisfaisant, car il manque l'aspect fonctionnel et biogéochimique que l'écologie moderne donne au concept d'écosystème, qui se rapproche de la conception biosphérique de Vernadsky (ce n'est pas un hasard puisque Lindeman, en 1942, citait La Biosphère de Vernadsky).
     La signification tronquée de la notion de biosphère, en marge de l'écologie, se retrouve dans la tradition géochimique depuis V. M. Goldschmidt, et elle a été également adoptée par les modélisateurs des sciences de l'atmosphère et du climat, de sorte que le terme de biosphère n'est plus qu'un élément ou un sous-ensemble dans la définition du système climatique. On retrouve cette définition bizarre dans le texte - juridique - de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. J'en ai longuement discuté avec plusieurs experts, y compris Bert Bolin. Un géographe et chercheur interdisciplinaire anglais (Huggett, 1999) a même écrit tout un article sur cette question terminologique et sémantique, comme je l'avais fait moi-même.
Huggett finit, comme le professeur d'écologie français François Ramade, par retenir le néologisme écosphère (Cole, 1958; Commoner, 1971; Ehrlich et al., éds, 1971) en lieu et place de «Biosphère» (Grinevald, 1987, 1988; Polunin et Grinevald, 1988) pour désigner le système écologique global de notre planète Terre. A mon sens, cette confusion - curieusement assez semblable à celle qui entoure le mot entropie - cache un grave déficit épistémologique et une situation morale et ontologique sans doute encore plus grave en ce qui concerne la signification de l'admirable formule d'Elisée Reclus, en exergue à L'Homme et la Terre, à savoir: «L'homme est la Nature prenant conscience d'elle-même».
     J'espère que le dossier documentaire que je présente ici sera utile tant aux étudiants qu'aux spécialistes. Ce dossier aurait pu se limiter à la crise du pétrole qui s'annonce, à la notion historico-critique de révolution thermo-industrielle ou aux implications bioéconomiques de la révolution carnotienne. Mais la problématique énergétique, depuis la révolution environnementale de 1970, n'est plus séparable des développements récents de l'écologie globale. Elle est de plus en plus confrontée aux conséquences climatiques (et donc biogéographiques et écologiques) de cette croissance économique mondiale (socialement si inégale) qui repose presqu'entièrement sur l'épuisement des stocks finis de ressources géologiques non renouvelables (Hubbert, 1966; Georgescu-Roegen, 1971; Cook, 1976). 
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Si les civilisations sont mortelles, comme le disait Paul Valéry au lendemain de la Première Guerre mondiale, la civilisation thermo-industrielle risque de ne pas mourir seule, puisque son triomphe, puis son déclin plus ou moins brutal, pourraient bien entraîner un désastre - comme l'immense histoire biogéologique de la Terre en a connu quelques-uns - pour toute la Biosphère.
     L'écologie globale, comme science de la Biosphère, est bien un changement de perspective aussi considérable, aussi révolutionnaire, que la révolution copernicienne. Ce qu'on regarde comme une norme de l'évolution humaine, à savoir notre modernité thermo-industrielle, se révèle soudain une extraordinaire ex-croissance du métabolisme exosomatique de l'espèce humaine, et en l'occurrence d'un certain genre de vie, typiquement occidental et auto-proclamé «moderne» ou «développé». La corrélation entre l'utilisation massive des énergies fossiles et ce qu'on appelle le développement ou la croissance économique, se lit désormais sur les graphiques qui montrent la croissance mondiale des émissions de gaz àeffet de serre dans l'atmosphère et qui possèdent la même allure que la plupart des indices de la croissance économique (qui inclut la technologie et la démographie) à l'échelle mondiale.
Energies fossiles, croissance économique et environnement global forment désormais une problématique interdisciplinaire que nos universités ont bien du mal à intégrer dans notre tradition académique de division du travail intellectuel. Il ne s'agit pas seulement de favoriser les relations interdisciplinaires, mais surtout d'instaurer une nouvelle approche transdisciplinaire et holistique pour intégrer le «développement» de/dans la Biosphère (Grinevald, 1987).
     Malgré bien des difficultés, la science et la conscience de la Biosphère, l'écologie globale, nous ouvrent des perspectives entièrement nouvelles qui impliquent de repenser la Révolution Industrielle et les rapports entre économie et écologie. En dépit de quelques pionniers plus ou moins visionnaires (mentionnés dans ce dossier), nous commençons à peine à réaliser qu'une force géologique nouvelle est apparue à la surface de la Terre, au sein de la Biosphère, et que cette force anthropique sans précédent n'est autre que nous-mêmes, collectivement. Cela implique une nouvelle science politique, une réelle géopolitique non plus fondée sur une géophysique inerte mais sur une géophysiologie (comme dit James Lovelock, le père du concept Gaïa).
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     Toute chronologie, toute sélection biographique ou bibliographique, aussi systématiques soient-elles, sont inévitablement biaisées par le jugement, la culture et les limites du savoir de son auteur. C'est la loi du genre: ce dossier n'y déroge pas. A chacun, j 'imagine, le soin de compléter, de corriger, de commenter et de poursuivre ce travail.  Je dois noter encore, dans cet avertissement préliminaire, qu'il s'agit d'un travail essentiellement théorique. Mais - comme nous l'enseigne l'histoire de la pensée scientifique et de la technologie - rien n'est plus pratique qu'une bonne théorie! Vivre, évidemment, ce n'est pas uniquement penser... c'est aussi agir et réagir! Humainement, c'est-à-dire en toute conscience.
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